Si je vous parle d'une histoire contée par un idiot qui soliloque évoquant la trajectoire décadente d'une famille, une histoire brisée, presque incohérente à première vue, fragmentée avec des flux de conscience qui naviguent entre passé et présent, que me répondrez-vous ?
le bruit et la fureur, de
William Faulkner. Et moi je vous répondrai
La nébuleuse de l'insomnie, d'
António Lobo Antunes. Cela dit, vous n'aurez pas tout à fait tort, ma première incursion dans l'oeuvre de ce grand écrivain portugais m'a fait découvrir la dimension faulknérienne de son écriture.
Un grand écrivain se reconnaît souvent aussi à sa manière de donner forme au contenu.
Ici, la forme du texte est un récit qui hésite, balbutie, se lance, s'arrête, entremêlé de voix intérieures, interrompu par la clameur du paysage et des bêtes, des images foisonnantes s'invitent dans ce dédale inextricable qui nous fait cheminer sans cesse à quelques encablures du vide, au bord de la rupture avec la réalité. Perdre pied dans des lambeaux de souvenirs…
L'histoire tient ici à peu de choses.
Par où faut-il commencer ? C'est une histoire de générations, dominée par la figure imposante, brutale, autoritaire du grand-père qui écrase tout de sa stature. Nous sommes dans la campagne portugaise. L'homme est à la tête d'une vaste exploitation agricole, aidé dans sa mission par le dévouement indéfectible de son contremaître.
Le grand-père gouverne
le domaine en despote : soumettant les paysans à sa loi comme il traite durement ses bêtes, usant d'un droit de cuissage auprès des bonnes qui s'affairent dans la cuisine, méprisant son fils qu'il considère comme un bon à rien, ainsi que l'un de ses deux petits-fils, « l'idiot », celui qui nous parle. L'autre c'est le favori celui à qui l'héritage est promis, est-il mieux considéré pour autant ?
Et les femmes, que sont-elles lorsqu'elle ne sont pas des bonnes entraînées sauvagement dans le grenier et « troussées » comme on disait à l'époque, parce que « violées » n'étaient pas le terme approprié, mot qu'on n'osait pas encore prononcer dans cette société-là ?
Pourtant, d'autres femmes aussi font entendre leurs voix. Égrènent leurs prénoms. À commencer par la grand-mère qui ne cesse d'écorcher des lapins et de caresser leurs dépouilles. Maria Adelaïde, amour d'enfance de l'idiot et épouse de son frère, la vieille cousine Hortelinda, avec son petit chapeau à voilette et ses giroflées… Curieusement la mère de l'idiot m'est apparue absente du récit…
Et puis brusquement, le paysage penche, bascule dans une dimension qui nous échappe, un destin inexorable emporté dans les ruines du passé.
C'est un monde dévoré par la déchéance et le malheur. La splendeur ancienne des terres est vite oubliée.
Ici j'ai été emporté par la folie des hommes, la hargne des bêtes, la fatalité du paysage.
De temps en temps, on reconnaît parmi toutes ces voix celle fielleuse du grand-père qui ponctue le récit d'un toujours laconique et méprisant : « Idiot », comme s'il cherchait à interrompre le récit de son petit-fils.
Je suis entré dans ce texte hypnotique, sa cadence narrative, comme on plonge en apnée dans le flot chaotique des mots. J'ai cherché à poser ma respiration sur cette polyphonie à l'apparence cacophonique qui ne dit rien d'autre que l'écho d'une voix à l'autre, peut-être que l'écho de sa propre voix, celle de celui qui parle, tente de nous parler, l'idiot justement.
J'ai cherché à rassurer les morceaux éparpillés du puzzle...
Le texte est habité aussi par le gémissement des bêtes, le vacarme des oiseaux, les milans qui s'acharnent sur les chèvres, les crapauds au bord de la lagune, les toucans, les lézards. Il y a ce côté animal du récit qui n'est pas seulement du côté des bêtes.
C'est un texte habité par les vivants et les morts.
Même s'il y a une poésie envoûtante, parfois onirique, c'est un texte terriblement noir, hanté par les secrets de famille et ce terrifiant manque d'amour qui cloue au piloris le moindre espoir qui serait tenté d'émerger.
Ce petit-fils, - dont on finit par se demander de qui il est le fils : de son père, de son grand-père, du contremaître… ? - ce petit-fils nous narre un récit par bribes, tout simplement parce qu'il ne sait pas faire autrement.
Mais, désormais, la splendeur du domaine n'est plus qu'un lointain souvenir. le blé et le maïs ne poussent plus. Les milans s'en prennent aux chèvres. Il suffit de se pencher au bord du puits pour avoir envie de s'y jeter. C'est devenu comme une malédiction.
J'ai eu l'impression de visiter un monde clos dont les individus n'étaient pas libres de s'échapper et dont, à hauteur d'enfant, on ne voyait pas la frontière, à quel endroit ce territoire s'arrêtait, ce qui pouvait y avoir après. À hauteur d'enfant, à hauteur « d'idiot », à hauteur de lecteur… À hauteur d'humanité.
Il y a ici un côté qui semble a priori répétitif, lancinant, donnant le rythme et le ton d'un fado et nous emporte à l'extrême promontoire de ce texte, sur ces rivages où la littérature sait nous entraîner et nous faire échouer avec ravissement.
Il y a un côté addictif dans ces scènes répétitives. Des rideaux qui s'agitent, une horloge sans chiffres, le tremblotement d'une tasse de thé, une lèvre qui tressaute, un cheval qu'on détache de son attèle pour aller à
la ville…
Et puis il y a cette omniprésence des bêtes, jour et nuit, qui nous rassure et nous effraie à la fois, qui confère au récit une dimension presque fantastique à travers le regard effrayé d'un enfant pas comme les autres.
Il en ressort une écriture puissante qui donne en effet forme au contenu, mais dont le contenu, c'est-à-dire les mots mais surtout le sens des mots s'entrelacent dans cette polyphonie insensée pour finir par nous toucher au coeur.
Je contemple une dernière fois les milans qui décrivent des cercles au-dessus des pages de ce livre avant de le refermer, mais je sais que cela ne les empêchera pas de continuer de tourner dans le ciel.
« le flux les apporta, le reflux les emporte. »
Le Cid, Acte IV, Scène 3,
Pierre Corneille.