Une lecture éprouvante, un texte qui raconte l'incommensurable tristesse de la vieillesse.
Une ancienne actrice de théâtre vit à Lisbonne. Elle n'est pas seule et abandonnée, car une « femme d'un certain âge » vient s'occuper d'elle chaque jour et tout au long de son déclin, la faire manger, changer ses couches, etc.
Le roman place le lecteur dans les pensées des personnages. La septuagénaire démente, avec ses souvenirs, qui se mêlent, s'arrêtant tantôt sur la virgule d'une dictée de son institutrice du primaire, tantôt sur l'un de ses maris défunts ou de ses parents ou grands-parents. En parallèle, les mots du présent, les commentaires de la femme qui en prend soin ou du neveu qui administre ses biens, avec les cruelles interrogations sur le temps qui lui reste à vivre…
Tout n'est cependant pas morose, car loin de la réalité, la vieille dame sent son chat qui ronronne, elle se retrouve dans son village natal avec ses parents, elle n'est pas malheureuse.
C'est un long roman de 450 pages, long comme la lente agonie des personnes âgées atteintes de dégénérescence cognitive. Pas facile à lire, surtout si ça nous rappelle des gens de notre entourage dont l'esprit s'enfuit aussi.
Commenter  J’apprécie         482
Celle qui est assise dans le noir à attendre, c'est bien évidemment la mort.
Je découvre par ce livre cet auteur portugais contemporain de renom qu'est Lobo Antunes.
Si ma lecture a été lente, même très lente, c'est surtout dû au sujet de la décrépitude irréversible qui atteint cette vieille actrice, que la grande faucheuse attend. Ce n'est clairement pas un "page turner".
Mais l'auteur y met tellement de poésie, à nous conter tous ses souvenirs, que le livre en est extrêmement touchant et émouvant. Bien sûr ces souvenirs s'entremêlent, ce qui peut rendre la lecture ardue. Néanmoins, j'ai lu ce texte comme une longue mélopée, comme un immense chant de pleureuses venues nous narrer la fin de quelqu'un qui a été aimé ou peut-être pas tout à fait, mais qui a vécu. Il n'y a pas de signes de ponctuation, ce qui renforce cette atmosphère de veillée funèbre où l'on réciterait à l'antique les exploits de celle qui va nous quitter. Sauf que celle qui raconte, c'est l'actrice, jusque dans l'intime, mais avec beaucoup de pudeur.
Le style est grandiose.
J'ai beaucoup aimé. Un grand écrivain, assurément.
Commenter  J’apprécie         290
Comment exprimer le foisonnement ressenti, les sensations qui se bousculent, les sentiments qui s'entrechoquent ?
À l'instar de l'héroïne, chez le lecteur aussi, le rêve et la réalité, le concret et le psychique, le physique et l'intellect, se mêlent, s'entremêlent, s'emmêlent, folle sarabande aux ancrages rompus, maelström tour à tour calme plat, geyser chaud, remous glacé.
Une vieille dame en fin de vie, ancienne actrice sans grand renom, atteinte de sénilité, est soignée chez elle par "la dame d'un certain âge", entourée du "médecin et du neveu de son (mon) mari".
Elle réalise peu à peu que, si son esprit est toujours actif, en effet elle comprend parfaitement quand ils parlent d'elle, elle ne peut plus s'exprimer, les mots se bloquant à leur sortie. Et sa maladie lui refusant le présent proche, son esprit se réfugie dans le passé.
Un mot, une idée, une sensation, un fait quelconque, la renvoient telle une balle, du passé au présent, du présent au passé : enfance souvent, carrière, mariages, état actuel, développent un grandiose kaléidoscope de fragilités, d'affections, de souffrances, d'amours, de drames, de bonheurs, …
Au début, en dehors d'elle, les seuls êtres appartenant aux deux mondes sont le "lévrier échappé du motif du tablier", et le "moteur du chat" qui se frotte à ses jambes, bêtes qui la distraient tout en la rattachant un peu au monde extérieur; à la fin, les défunts du passé lui rendent visite, mais seule, elle, les voit et les accueille.
Ce déchirement chaotique de l'âme humaine est constamment soutenu et renforcé par un style qui déploie, en simultané, une infinité d'histoires, magnifiquement tressées entre elles par des fils sans fin, et au milieu desquelles surgissent l'humour noir ou cocasse, la fantaisie sans frein, la souffrance profonde, la gaîté légère, basculant sans cesse et sans préavis aucun, d'un personnage à l'autre, d'une époque à une autre, d'un narrateur à un autre … liberté débridée, que, seule, une virtuosité affirmée permet.
Quelques virgules, pas de points, ou très peu; burlesque et tragique ainsi accentués en émergent alors, parfois savoureux, parfois … un rien longuets.
Au fur et à mesure de la lecture, d'ambigu, le titre se charge d'une double portée, d'une double attente : Celle qui, assise, attend dans le noir, est certes la grande faucheuse qui a choisi sa future proie; mais, tout autant, la seconde qui attend la première, son bourreau et sa délivrance.
Hélas, personne encore ne peut répondre à cette question primordiale qui revient en boucle : qu'en est-il de la souffrance de ces patients atteints de ces maladies ? À quel degré, à quel niveau, la perçoivent-ils ?
Les souvenirs immédiats leur faisant défaut, le passé reste leur seule mémoire accessible; cette fuite arrière, aux forts accents d'échappatoire volontaire, leur permet surtout, avec ces faibles armes encore à leur disposition, de juguler, un tant-si-peu, un présent froid, morne, fade et si terriblement vide; d'essayer enfin de retrouver chaleur, existence.
Pour se re-sentir humain, un être qui a encore sa place dans ce monde.
Commenter  J’apprécie         20
De sa prose urgente, aux phrases tailladées, l'auteur nous plonge au coeur des pensées chaotiques d'une vieille actrice au seuil de la mort. Hypnotique.
Lire la critique sur le site : Telerama
A travers le personnage d’une vieille actrice qui perd la tête, l’écrivain portugais fait surgir, bribe par bribe, le monde entier.
Lire la critique sur le site : LeMonde
— L’espoir résiste toujours
mais où est passé le mien docteur, un jour il m’a filé entre les doigts, je ne le retrouverai pas, il a peut-être roulé sous le lit ou disparu à jamais dans un interstice quelconque, les parquets ne sont pas faits de lattes, ils sont faits d’intervalles par lesquels la vie disparait elle aussi et inutile de la chercher à quatre pattes, on retombe sur un élastique, un capuchon de stylo, des pièces de monnaie qui parfois n’ont même plus cours mais l’espoir lui on l’a perdu
(p.419)
le moteur du chat ne se frottait plus contre moi parce que les animaux se rendent bien compte, ils s'éloignent de nous peu à peu, ils trouvent qu'on cesse d'être nous-mêmes, ils nous évitent, la patte très longue maintenant recroquevillée, le bout du lit délaissé pour la natte du salon, quand je lui tendais à manger il fuyait sa gamelle (...) et petit à petit je n'ai plus personne à moi
les hommes ne savent pas faire face à la solitude, rentrer à la maison et entendre l'écho de sa propre toux quelle misère, poser dans l'évier une seule assiette et une seule paire de couverts, le téléphone muet et qu'y a-t-il de plus terrible qu'un téléphone muet, le regarder en ordonnant
- Appelle-moi
en demandant
- Appelle-moi
en suppliant
- Appelle-moi
si bien que lui arracher les fils et le bazarder à la poubelle en le détestant
je suis seule notez bien, je suis seule, restent le lévrier qui ne lèvera pas le petit doigt pour moi, le moteur du chat qui de temps en temps me console mais un lévrier et un chat ont beau avoir envie et par moments j’ai l’impression qu’ils ont envie ne peuvent pas grand-chose pas vrai, le neveu de mon mari en a ras-le-bol et je le comprends, je suis une femme seule en train de perdre les pédales, la mer à Faro rien qu’un souvenir quand je jetais des pierres dans les vagues, très loin, jusqu’à ce que personne d’autre que moi puisse les voir, la mer à Faro, les bateaux, les lanternes la nuit, la voix de mon père dans l’obscurité
-C’est pas beau ça ma grande?
si, c’était beau papa, c’était beau, je regrette juste qu’il reste si peu de temps avant la fin, que je m’éloigne petit à petit de moi-même au point de me perdre, vide, creuse, assise dans un coin sans avoir envie de rien, sans me souvenir de rien, n’attendant même pas, me contentant de durer, le médecin en parlant de moi à la personne qui l’accompagnait
-On va voir on va voir
avec une espèce de grimace que j’ai bien remarquée mais ce n’est pas grave, ma mère me serre dans ses bras et mon père est fier que je lance des pierres avec autant de force malgré le cœur qui ceci qui cela enfin bref, je suis sa jolie, dites-moi juste encore une fois ma jolie
-Ma jolie
et même dans très longtemps je serai encore et toujours sa jolie et à présent tous les deux de retour vers la maison main dans la main sans avoir besoin de nous donner la main, l’un à côté de l’autre ça suffit, rentrant manger sous la suspension chromée, en silence vu qu’entre nous les mots ne sont pas nécessaires, en entendant le vent dans les caroubiers dehors nous faire ses adieux.
c’était beau, je regrette juste qu’il reste si peu de temps avant la fin, que je m’éloigne petit à petit de moi-même au point de me perdre, vide, creuse, assise dans un coin sans avoir envie de rien, sans me souvenir de rien, n’attendant même pas, me contentant de durer,
(p. 98)
Retrouvez les derniers épisodes de la cinquième saison de la P'tite Librairie sur la plateforme france.tv :
https://www.france.tv/france-5/la-p-tite-librairie/
N'oubliez pas de vous abonner et d'activer les notifications pour ne rater aucune des vidéos de la P'tite Librairie.
Et si pour comprendre les racines de la violence, on écoutait ceux qui traquent la violence et ceux qui s'y adonnent ? Quitte à plonger au coeur du mal…
« Mon nom est légion » d'Antonio Lobo Antunes, c'est à lire en poche chez Points.