Ma grand-mère portugaise m'a donné un seul conseil un brin solennel le jour où je lui ai présenté le père de mes enfants : "s'il te bat, tu ne dis rien". Comprenant parfois mal le portugais, je lui ai demandé de répéter. Et elle de réitérer : "s'il te bat, surtout tu ne dis rien". Cette femme a perdu son mari, et 7 enfants sur les 9 qu'elle a eu durant les années 40 et 50, période de la dictature au Portugal. Mon père est un rescapé. Leur fuite en France est évidente, mais ma grand-mère en 30 ans n'aura pas réussi à apprendre un mot de français, tant elle se sentais déracinée, loin des tombes de ses enfants, et très souvent les larmes lui venaient rien qu'en évoquant le Portugal.
Les auteurs portugais me rappellent ces racines,
Saramago et
Pessoa notamment. J'y retrouve cette mélancolie qui a toujours habité ma grand-mère. Voilà longtemps qu'Antunes m'attire aussi. Mais j'avais essayé de le lire il y a 20 ans et je n'y étais pas parvenue tant son style est difficile. Je ne comprenais rien. Et puis j'ai décidé de persévérer ces derniers jours. Et là, avec émotion et poésie, j'ai retrouvé ma grand-mère.
Quatre femmes sont au centre de ce roman. La voix n'est donnée qu'à ces femmes. Domestique, maîtresse, épouse ou veuve, elles vivent dans l'ombre d'hommes qui ont participé au régime dictatorial en place au Portugal jusqu'en 1974. Épargnés par la Révolution des Oeillets qui libéra le pays, ces " crocodiles " (pourquoi les appelle-t-on des crocodiles ces hommes...pour moi un crocodile est un animal à grande gueule et petite queue...curieux) sont prêts à tout pour abattre la démocratie naissante. Exécutions, attentats. Leurs femmes, témoins des complots et attentats organisés, sont condamnées au silence. Des femmes silencieuses, méprisées, bafouées (la phrase de ma grand-mère en ritournelle). L'une est sourde et a un cancer, une autre est très grosse, une autre est veuve. Mais dans leurs monologues intérieurs, elles peuvent enfin prendre la parole en toute liberté, brasser les faits et les émotions, revenir à l'enfance perdue, décrire leur condition, la survivance de la haine, la médiocrité des consciences, ... le choeur de ces quatre femmes retrace l'envers de l'histoire du Portugal et
Antonio Lobo Antunes nous livre ainsi un époustouflant requiem.
Pour aborder et apprécier ce requiem, il faut se laisser aller. Imaginer un océan, se mettre en étoile de mer sur cet océan en se laissant bercer par les vagues, le ressac, les remous. Accepter de se perdre, de ne pas lutter contre, de dériver, de ne plus avoir de repères, le passé et le présent, s'entremêlant parfois dans un même paragraphe, les voix s'interpénétrant par moment, juste accueillir la poésie époustouflante qui donne toute la fraicheur à ce texte et petit à petit le fil apparait, la sensibilité des personnages émerge. C'est une belle expérience de littérature.
Il faut véritablement plonger dans ce style et cet univers et lire le livre en quasi apnée. Ne pas le laisser pour le reprendre plus tard. Non. Plonger, se laisser aller et accueillir. Accueillir l'intensité poétique.
Oui l'écriture de cet auteur , vous l'aurez compris, est très particulière, originale, exigeante : de longs passages courant sur plusieurs pages, empreints d'une poésie à couper le souffle, entrecoupés par les obsessions des personnages qui reviennent comme des leitmotivs rythmer le roman de leurs questions, de leurs angoisses, de leurs peurs. Une ritournelle. Comme celle laissée, cadeau bien particulier, par ma grand-mère.