"Un dernier texte avant la route
Un dernier, un dernier doute
Avant l'ultime déroute"
Voilà ce qui m'est spontanément venu à l'esprit en découvrant dans la masse critique de mai, le titre et la belle couverture du livre de Jean Lods, et, sans plus, j'avais déjà décidé qu'il était un candidat solide pour ma sélection, la forteresse, le cheval, et le colonel, il n'en fallait pas plus pour que me chante Jacques Brel :
" Je m'appelle Zangra je suis vieux colonel
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois ...",
et, avant même d'avoir lu le descriptif, en fait la quatrième de couverture si ma mémoire est bonne, j'avais prédit ce sera le désert ou la mer. L'horizon lointain, la patiente observation des éléments, prévoir pour s'adapter, l'interrogation permanente, l'homme scrutant à perte de vue son destin, l'attente ... la discipline, la méticuleuse routine qui tourne au rituel. D'abord la détermination, puis l'acceptation et la résignation : logique. C'est dire si j'étais prêt à recevoir ce livre en cadeau, prêt à remercier Babelio et les éditions Phébus. Certes j'avais l'intuition des thèmes à venir, commença l'attente ... et au bout la surprise, je n'avais anticipé que le cadeau soit si beau : le papier tellement agréable au toucher, avant tout de la tenue, un testament en effet ; vingt ans sans publier, assurément un gage de qualité, le doute probablement, une marque de courage assurément, quel exemple Mr Lods, à 78 ans, mes respects ...
La mer finalement, mais aussi la morne plaine et les marais déserts, la forteresse qui domine tout cela et dans sa tour plus haute encore, comme un phare pour guider ses marins, rassurer la cité, le colonel dans une posture d'éternité. "Nous tiendrons", se dit-il, les colonels ont toujours tenu bon, une lignée, un héritage, une tradition. le port, les bateaux qui vont et viennent, les marins qui débarquent, les filles qui déboulent, les filles qui les attendaient, les filles qui n'attendent que de danser, la cité, la vie, et au milieu : la fille du colonel. Les relèves de la garde, les rondes sur les remparts, l'inspection des chevaux et cavaliers, les chevauchées aux frontières, les rapports des officiers, la forteresse, la routine immuable et au sommet, dans la solitude du commandement : le colonel. Ainsi donc, dans une province assoupie, bordée par la mer et les marais, vit une cité sous la protection de la forteresse, dans cette impressionnante forteresse, la tour, emmuré dans la tour, le colonel, et, rigidifié dans cette fonction, un homme, oublié de lui-même.
J'avais anticipé des phrases courtes. Martiales. Une, deux. Brièveté du ton. Mon colonel... Oui, mon colonel. Je m'étais embarqué trop précipitamment dans cette lecture, la mer m'a rejeté. Patience, calme et détermination... Je le sais dans bien des combats patience et longueur de temps font plus que force et que rage, le cavalier qui veut aller loin ménage sa monture, je sais cela aussi, et surtout attendre le moment favorable, les vents porteurs et pour le départ : la marée. Report au lendemain pour dompter cette langue faite de longues périodes, exigeantes, rigoureuses, propres à l'attente, il faut garder une attention soutenue, suivre la piste sans s'écarter, ne jamais s'assoupir, ne pas franchir la frontière du rêve si mouvante et le risque de s'enliser ; lire non s'enliser, sans se perdre aux confins de cette langue si belle, en explorer les contours et toujours en alerte pousser l'investigation pour appréhender les signes, tous les signes car parfois elle pourrait se dérober, regarder plus loin pour tenter de capter l'entièreté du message qui nous est légué, prendre le rythme et suivre le pas du cheval. En somme, c'est bête, il suffit de se laisser bercer mais pas d'illusions, l'injonction est claire : vigilance et lucidité, toujours et partout.
Je veux dans mon rapport, être complet quitte à ce qu'il soit un peu long ainsi que ceux de ce Lieutenant Mario, et vous partager en toute honnêteté quelques déductions personnelles : la vie n'offre pas de sécurité, à la routine préférer l'inconnu car bâtir une forteresse revient à construire son propre enfermement, pour mener sa quête choisir l'agilité du petit cheval cabré plutôt le statut du grand frison, s'adapter aux éléments, hormis la vie rien n'est immuable tout est pareil à ces marais changeants. Il me semble surtout avoir perçu, au-delà des mots, que l'ordre des hommes, quelque soit l'attention rigoureuse qui lui soit apporté, ne surpassera jamais l'ordre de la vie. Mais aussi un mythe déchu : la fonction fait l'homme, au contraire à l'usure elle le défait ! Et une question subversive avec cette vieille forteresse de l'Europe qui se lézarde, vers où pourrons-nous émigrer ?
"Ah ! Il est des livres ! Il est des livres rares. Et, il est des livres que rarement, en les lisant, l'on découvre avoir portés depuis toujours. Je veux dire par cela, qu'un tel livre nous attendrait, personnellement, car il était déjà en nous avant même que nous l'ouvrions, avant même, il se peut, qu'il n'eût été écrit." Cette citation * ne peut s'appliquer qu'à la grande littérature, celle qui aborde des thèmes universels, la rare dont on peut commencer la chronique avant même d'avoir ouvert le livre, à la vôtre, à la beauté intérieure, la sensible -par la délicatesse- à laquelle viennent s'accrocher des lambeaux de poésie émergeant de la brume :
"Rien n'est jamais acquis à l'homme ...
... Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
...
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
...
Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
...
Eux qu'on retrouve au soir désoeuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
...
Mon bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
...
Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
...
Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux"
Aragon
Je garderai précieusement votre livre, il est en bonne place. Longue vie à vous Mr Lods. Merci.
* Krout critique de la ville dans le miroir de Mirko Kovac né lui aussi en 1938, ce livre travaillé pendant vingt ans peut aussi être qualifié d'être son testament littéraire, au phrasé et au rythme proche de celui qu'on retrouve dans le dernier colonel, premier cadeau obtenu par une participation à une masse critique, l'association était inévitable. le destin a de ces tours. ^^
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