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Critique de Erik35


ON NE PEUT PAS ÊTRE GÉNIAL TOUT LE TEMPS...

- D'abord, ne raillez pas l'aventure quand vous la vivez vous-même ; et c'était bien le cas quand je vous ai découvert tout seul dans votre plantation, abattu par la fièvre, avec deux cents sauvages cannibales qui voulaient votre peau. C'est là que je suis arrivée...
- Oui, dans un gros coup de vent, l'interrompit-il. Vous veniez de faire naufrage avec votre schooner, et vous avez débarqué dans une baleinière pleine de tahitiens pittoresques ; puis vous êtes venue au bungalow, coiffée d'un Baden-Powell, chaussée de bottes et portant un très gros colt à la taille - oui, j'admets que vous étiez l'aventure en personne.
- Très bien ! exulta-t-elle. C'est une simple question d'arithmétique - vos aventures plus les miennes. Cela règle la question, vous ne devez plus vous moquer de l'aventure.

En quelques lignes bien troussées, Jack London nous confie dans les ultimes pages de dénouement ce résumé saisissant de son roman L'Aventureuse dans lequel, vous l'aurez compris, l'aventure tient le premier rôle, principalement entre les deux principaux protagonistes du dialogue ci-dessus : Une toute jeune américaine d'Hawaï, intrépide et insaisissable, naufragée involontaire mais femme d'affaire intraitable au prise avec l'indécrottablement britannique David Sheldon, planteur de palmier pour la récolte du coprah, homme imperturbablement flegmatique et pragmatique malgré la faillite qui s'annonce.

L'aventure et les affaires, pour être parfaitement exact, London lui-même jouant de la quasi homophonie entre "a venture" (une entreprise) et "adventure" au cours d'une autre conversation vers le début de son ouvrage. Et qui, entremêlées l'une l'autres, sont de notre point de vue les deux principaux ressorts de ce récit ayant pour cadre les îles Salomon.

Bien sur, on ne peut faire l'économie du caractère très féministe, très libéré de la jeune Joan, fille d'un homme d'affaire étasunien ruiné et décédé en pleine infortune. C'est même, jusque vers les ultimes pages du récit, le personnage féminin le plus libre et indépendant de toute l'oeuvre de l'auteur, tandis que cette dernière ne manque pourtant pas de portrait forts ni hauts en couleur de représentante du sexe prétendument faible. Mais les quelques pénultièmes feuillets du dernier chapitre, franchement bâclés, viennent mettre à bas tout le discours pourtant assez engagé de l'auteur sur ce sujet, lui tenant pourtant sincèrement à coeur, dans le reste de sa copie.

Il y a aussi toutes ces propos, notes, expressions, description à caractère raciste - dont le préfacier Gilles Lapouge se désole à juste titre dans cette traduction proposée par des éditions Libretto - qui ne sont vraiment pas à l'honneur de cet intellectuel et écrivain par ailleurs génial, mais certainement bien trop influencé par les théories insupportables d'un pseudo-philosophe de l'époque, aujourd'hui discrédité, Herbert Spencer, tenant du fameux (fumeux) "darwinisme social", prétendant que les "races humaines" étaient assujetties aux même règles de préservation et de lutte (à mort) que n'importe quelle autre race animale ; que, de fait, seul les plus forts sont supposés avoir droit de vie... et bien sur de mort, ou du moins de domination sur les plus faibles. Il faut bien l'ajouter aussi, ce genre de discours, sans être forcément appuyé par des discours savants, était presque de l'ordre du lieu commun au tournant des XIXème et XXème siècle... Et même, malheureusement, au-delà. Bien entendu, le lecteur passionné du "Kipling du Nord" ne peut que regretter cette dramatique erreur de jugement, surtout de la part d'un homme ayant défendu par ailleurs la cause de certains des plus meurtris de l'humanité de son époque : les femmes, les enfants au travail, le monde ouvrier pauvre, la condition animale, etc. Mais c'est un aspect des plus désagréable de l'homme London qu'il serait parfaitement stupide de vouloir méconnaître.
Pareillement, il y a toujours beaucoup d'ambiguïté dans son discours puisque le même capable de décrire les Noirs d'une manière parfaitement abjecte (rappelons que les populations autochtones des îles Salomon sont les mélanésiens, à la peau parfois très noire, et diffèrent de ce point de vue beaucoup des polynésiens), ce qui ne l'empêche pas de faire dire à son héroïne -dans laquelle on peut aisément reconnaître quelques uns de ses propres traits de caractère - que "depuis les temps les plus reculés, nous, les Blancs, nous avons été des voleurs de terres et des pirates des mers. Nous portons cela dans le sang, j'imagine, et nous ne pouvons y échapper." Constat assez terrible et trop souvent juste de ce que furent les nations occidentales depuis Christophe Colomb jusqu'à la décolonisation (encore qu'on puisse encore discuter des actuelles prédations économiques, mais là n'est pas le sujet). Ce serait aussi faire peu de cas de quelques unes de ses plus belles nouvelles dans lesquelles il montre à quel point l'homme occidental peut faire le mal autour de lui, détruire des mondes et des cultures, mettre en esclavage, réel ou de fait, des populations entières pour sa seule satisfaction économique ou géo-politique.

Lire London aujourd'hui, c'est prendre le risque de se voir bousculé dans nos certitudes - fussent-elles fondées -. C'est savoir pertinemment que cet écrivain généralement génial pouvait aussi se conduire comme un rustre, réfléchir comme un imbécile et écrire comme un forcené oubliant un peu trop de se relire. Homme de son temps tout autant que bien souvent visionnaire, le californien, socialiste, grand aventurier Jack London était aussi pétri de défauts, d'ambiguïtés, d'une complexité stupéfiante tout autant que désarmante.

En revanche, il lui arrivait aussi d'écrire pour manger. Ou, plus exactement, en ces années 1910, de combler ses déficits, d'acheter encore et encore plus d'acres de terre, de se complaire aussi dans un certain luxe superflu, un peu comme un gamin auquel on aurait ouvert le paradis des jouets. C'est bien le drame de ce récit d'aventure entrepreneurial dans lequel le motif est des plus légers -une jeune et jolie aventurière ennemie du mariage. Un homme d'affaire mûr et bougon tombant presque de suite amoureux de la belle, bien que l'opposé parfait de son idéal féminin -, le tout entre cannibales noirs, beaux polynésiens, blancs trop entreprenants, tempêtes effroyables et jungle impénétrables de dangers... Tout y est, à foison. A l'excès. Très vite, cela tourne même à vide et si l'on n'a pas le temps de s'y ennuyer - trop rythmé et trop court pour cela - on ferme ce roman en songeant "tout ça pour ça" ? et surtout après avoir découvert un final aussi attendu que franchement décevant et sans grande imagination. Bref, un de ses romans, heureusement rares, écrit en quelques trois mois, meilleur sans doute que beaucoup d'autres dans le genre, mais qui ne mérite pas de figurer au firmament des oeuvres de notre auteur fétiche.
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