En avant l'aventure, et vive la liberté !
L'ami Jack London, qui met toujours beaucoup de lui-même dans ses écrits, fait rayonner ces six nouvelles de toute l'énergie de sa jeunesse, se rappelant son insouciance et sa témérité de « hobo » vagabondant à travers le pays de train en train.
Sacrée école de la vie que cette errance démunie mais libre d'entraves où l'on apprend à déjouer les pièges des gardiens de gare, à inventer chaque jour de nouvelles histoires pour mendier sa pitance, à côtoyer la misère et la violence jusque dans ces zones de non-droit qu'étaient les pénitenciers de la fin du siècle, à traverser les Rocheuses enneigées à califourchon, frigorifié, sur le chasse pierre de la locomotive.
Une vie rude, mais racontée avec tellement d'humour et de panache qu'une fois de plus, je retombe en amour devant une nouvelle facette de mon auteur préféré.
Challenge XIXème siècle, édition 2018
Challenge USA: un livre, un Etat
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Jack London est un de mes excellents amis. Avec son roman Martin Eden, il a exprimé avec une finesse généreuse l’état d’une âme artiste confrontée à une société ignorante et injuste, et il l’a fait sans aigreur, d’une façon autobiographique, mû constamment par un ressort d’espoir que rien peut-être ne justifie sinon le désir infatigable d’améliorer l’homme. Cette œuvre figure sans conteste parmi celles que je recommande en tout premier lieu, avec notamment Les Raisins de la colère de John Steinbeck, au panthéon de mes amours littéraires. On y trouve aussi bien de le pensée profonde qu’un style très exact, et l’auteur jamais ne succomba aux facilités qu’une gloire soudaine lui avait pourtant permises. Seulement, il sembla admettre ici et là, non sans regret, que, passé ce succès brutal, tout ce qu’il écrivit fut encensé sans distinction en dépit de sa valeur véritable et sans doute relative : ce manque de discernement de ses contemporains, dans un sens ou un autre (quoiqu’ici pour son bien), l’a probablement consterné.
C’est qu’il s’agit là d’un auteur appliqué, constant, soigneux, conscient de son devoir d’artiste et qui mesure avec beaucoup de responsabilité et de curiosité méthodique ce en quoi consiste le travail intellectuel de l’écrivain ; une nature incroyablement robuste et résistante, rivalisant d’épreuves et admiratif des performances athlétiques ; un homme sans préjugé de classe, sans convention que le respect de ses élans intérieurs ; de surcroît un individu tout empli d’expériences terribles et pratiques de l’existence, ayant voyagé partout, crevé de faim la plupart du temps, enduré la violence et toutes sortes de privations physiques et morales ; quelqu’un, en somme, qui ne parle pas de l’homme comme d’autres écrivains bien à l’abri de leur bureau en acajou pour en donner des visions absurdes et pleines d’excès flatteurs, mais sachant, au contraire, ce dont il disserte, ayant vu maints spécimens de l’homme libre et social, de l’homme réel et universel, de l’homme balançant sans cesse entre sa vitalité intrinsèque et son aspiration au confort y compris mondain ; et par-dessus tout un être de solitude incroyablement bon, un enfant de rêves perpétuels et de tentatives toujours nouvelles, un enthousiaste humain, foncièrement socialiste à une époque où cette idée valait infiniment plus qu’un « parti » politique ; le tout surpassant, j’ose le dire, un Hugo raffiné, un Hugo ampoulé, un Hugo chrétien, parce que capable de se départir de tous ces préjugés établis pour voyager, concrètement ou mentalement, dans des sphères où l’on n’a pas besoin de convoquer et de représenter autre chose que l’homme tel qu’il est véritablement – ce dont Hugo, je crois, n’est jamais parvenu.
Jack London est un ami parce qu’il ne se vante pas, parce qu’il n’a pas besoin des autres, parce que son monde personnel, celui qui fuse en lui, est une force centrifuge et non une illusion valorisante, parce qu’il n’écoute que sa vertu sans se soucier de plaire et pourtant sans jamais parvenir à être déplaisant. Un tel homme, quand il connut la fortune, longtemps ne cessa pas d’écrire à un rythme audacieux – œuvre considérable, constante de qualité et produite pourtant en quinze ans à peu près –, nullement brisé par cette reconnaissance notoire où communément d’autres se complaisent et se vautrent avec paresse ni satisfait ou contenté de ses capacités, et, quand il s’aperçut qu’il n’était plus considéré qu’automatiquement comme une célébrité quels que soient ses écrits et son art, toujours extrêmement seul au fond, et même plus seul peut-être de cette fortune dont il ne sentit guère venir de regards sincères, il jugea qu’il ferait mieux d’appareiller un bon bateau en solitaire et de quitter toute cette agitation vaine pour retourner à la découverte des espaces plus vastes et des hommes plus vrais.
Et, à ce que certains supposent, lorsque ses forces diminuées ne lui permirent plus tout à fait d’assumer son indépendance et sa liberté, il ingéra en conscience deux ou trois fois plus de morphine qu’il n’aurait dû, et il s’éteignit ainsi, sans bruit, attiré par l’expérience nouvelle d’un autre voyage. Certes contestée, cette version romanesque de la mort de London a beau ne pas susciter l’adhésion des biographes officiels, elle fut jugée crédible et cohérente, et c’est ce qui est significatif : que personne n’en douta fort parmi ceux qui l’eurent lu ou connu.
Les éditions Libretto proposent une très belle collection des œuvres de London, dont chaque couverture représente l’auteur dans différentes poses : papier à grain de qualité, préfaces informatives et brèves, traduction exacte à ce que j’ai pu vérifier – travail fort déférent en somme et qui mérite qu’on n’aille pas chercher moins cher chez un autre éditeur. Cela vous fait à la fin une jolie étagère assortie si vous avez le bon goût de lire plus d’un London, et, sans passer pour un collectionneur, vous manifestez tout de même par un tel achat votre capacité de sélection d’une publication.
La Route, c’est l’autobiographie-reportage d’un vagabond sur son existence et celle de ses congénères, trimardeurs qui « portent la bannière » et « battent le dur », voyageurs, hors-la-loi, débrouillards et crève-la-faim. Dans cette Amérique démesurée de l’individualisme et de la liberté où l’esprit d’aventure, ce fameux esprit pionnier, continue d’imprégner les mentalités comme une devise gravée, Jack London vécut ce désir impatient de vivre à sa guise parmi des hommes à côté de la morale commune, en clochard, en maître-bohème, au sein des « hobos » dont il devient vite un modèle accompli d’astuce et de vitalité. Et tout ce monde-là est dépeint, au cours d’un témoignage sincère où l’auteur ne dissimule rien de ses joies immenses et de ses souffrances terribles, dressant le portrait pur de la marginalité – à travers ses observations, ses exploits et ses échecs, sorte de guide pour comprendre sans préjugé les vicissitudes et les règles plus ou moins justifiables d’une frange pas si infime de la société de cette époque, en pleine crise de l’emploi. Les diverses mœurs des SDF, leurs organisations structurelles et leurs codes, leur méthode millimétrée pour se déplacer sur ou dans des trains en fraude, leurs poursuites incessantes et brutales par les conducteurs ou les policiers, leur rapport de défiance, de raillerie et de jeu périlleux avec tout ce qui reflète l’autorité ou la société conservatrice, la prison aussi et la façon dont, déjà, les pénitenciers provoquent l’abus des plus faibles et des moins malins… tout ceci baigné dans une atmosphère d’étoiles et de nature, inondé d’une jouissance de vie où chaque acte relève d’une compétition de puissance – démonstrations d’acrobaties et « trucs » –, et surtout, imprégné d’une personnalité unique, celle d’un Jack London immensément libre et conscient, peintre sans parti-pris de cette sorte d’existence fébrile, laudateur tout autant que dénonciateur d’une société permettant ou chassant ce mode d’existence.
C’est toujours très bien écrit, minutieux et suggestif, sans atermoiements vains ni excès de pathos, d’une plume manifestement soucieuse aussi bien de simplicité que de précision à rendre la subtile humanité de cette vie fondamentalement bâtie d’imprévus et de plein air.
Seulement, et l’on trouve ce « défaut » dans toutes les œuvres autobiographiques de London comme John Barleycorn ou Le Peuple d’en bas, la dimension journalistique en quelque sorte, tâchant à venir à bout des moindres détails, peut aussi contenir quelque chose d’un peu impatientant, non que l’auteur se complaise à beaucoup de développements inutiles, mais les œuvres d’imagination, je trouve, valorisent mieux un esprit comme celui-là, soulignant un effort de structuration de la pensée et surtout indiquant plus nettement quelque esthétique littéraire au lieu de présenter, comme ici, la narration méthodique de faits même choisis. Plus simplement, l’absence caractéristique « d’histoire » au profit d’une collection d’anecdotes, certes révélatrice d’un « monde », rend en général moins profonde et moins élaborée une œuvre dès lors qu’on s’attache aux effets supplémentaires de l’imagination, car il s’agit alors surtout de transposer très fidèlement une réalité et moins de créer, d’extirper de soi-même, une réalité absolument singulière. C’est peut-être une question de genre, tout simplement, mais je prétends que nombre de lecteurs sentiront la différence qu’il y a même d’un Radieuse aurore à un Peuple d’en bas, si éloquent soit ce dernier quant à la révélation du quotidien des travailleurs pauvres londoniens.
Reste qu’on peut sans scrupule s’enivrer de ce parfum de vitalité primale que La Route exhale une fois encore : c’est cette fragrance si particulière, mais élevée à un certain degré d’art et d’humanité, qui saisit l’amateur de pureté libre, d’humanité sans fard et de rêve profond au contact de la littérature de Jack London.
Notre hall était un ramassis des plus sordides, composé de débris et de la pourriture, des scories et de la lie de la société : individus tarés, fous crétins, épileptiques, monstres, avortons, en résumé un vrai cauchemar d’humanité. D’où les crises fréquentes chez nous. Elles semblaient contagieuses. Quand un détenu commençait à piquer une crise, d’autres suivaient son exemple. J’ai compté jusqu’à sept malheureux pris d’accès au même moment, emplissant l’air de leurs cris affreux, cependant qu’un nombre de détraqués, devenus furieux, vociféraient du haut en bas de la prison.
J’ai souvent prétendu (mes auditeurs ont cru que je plaisantais) que l’homme se distingue des animaux surtout en ceci : il est le seul animal qui maltraite sa femelle, méfait dont jamais les loups ni les lâches coyotes ne se rendent coupables, ni même le chien dégénéré par la domestication. Sur ce point, notre frère « inférieur » conserve encore l’instinct sauvage, tandis que l’homme a perdu les siens, du moins la plupart des bons.
Tout comme la mouche est la nourriture favorite de l’araignée, les ivrognes sont la proie favorite des gosses du rail. Pour eux, dévaliser un poivrot s’appelle « rouler un cadavre », et partout ils guettent ce genre de gibier facile. C’est parfois un spectacle divertissant, particulièrement lorsque l’intervention de la police n’est pas à redouter. Au premier assaut, l’argent et les bijoux de l’ivrogne sont raflés. Puis les vagabonds tiennent autour de leur victime une sorte de conseil de guerre. S’il prend à l’un d’eux la fantaisie de posséder la cravate du « cadavre », il la lui arrache. Un autre désire-t-il la chemise et le caleçon ? Vite il les lui enlève et avec un couteau raccourcit les bras et les jambes. On appelle parfois d’autres copains-vagabonds pour qu’ils s’emparent du paletot et du pantalon, trop grand pour les gosses du rail, qui, enfin, s’en vont en abandonnant à côté du pochard les haillons dont ils ne veulent pas.
[...] Je me souviens d'un joli mulâtre d'une vingtaine d'années qui eut un jour l'idée saugrenue de faire respecter ses droits. Sa cause était des plus justes, mais cela ne l'aida en rien. Il habitait la galerie supérieure. Huit hommes de hall se chargèrent en une minute et demie exactement, de lui enlever cette fantaisie, juste le temps nécessaire pour se rendre à sa galerie et lui faire descendre les cinq étages par l'escalier d'acier. Il parcourut cette distance sur toutes les faces de son anatomie sauf sur les pieds, et les huit prévôts ne perdaient pas leur temps. Le mulâtre vint s'abattre sur le pavé d'où je suivais la scène. Il se remit debout et pendant un instant resta en équilibre, écarta les bras tout grands et poussa un cri affreux de terreur, de souffrance et de désespoir. Au même instant, comme un brusque changement de décor, les lambeaux de ses rudes vêtements de prisonnier tombèrent, le laissant entièrement nu, le corps ruisselant de sang. Puis il s'écroula en une masse inconsciente. Il venait d'apprendre une leçon, ainsi que tous les détenus de cette enceinte qui avaient entendu son cri. Et moi aussi, d'ailleurs. Ce n'est certes pas un spectacle réjouissant de voir le coeur d'un homme se briser en une minute et demi.
Page 86 - Le pénitencier
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« Martin Eden » de Jack London, c'est à lire en poche chez Folio.