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EAN : 9782228899611
348 pages
Payot et Rivages (01/04/2005)
3.67/5   3 notes
Résumé :
404 avant J.-C. : Athènes fait l’épreuve de la guerre civile. Un an plus tard, en 403, la démocratie est restaurée. Les démocrates font alors le serment que personne ne devra revenir sur le passé, rappeler les morts, les violences de la guerre. Bref, il est demandé à tous les citoyens d’oublier la division de la cité.

Faudrait-il donc oublier pour se réconcilier et former une nation unie ? Quel est le bon usage de la mémoire ? Que voulaient réellement... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
— Ne pas oublier d'oublier d'oublier —

L'historienne Nicole Loraux, spécialiste internationalement reconnue de la Grèce antique, mène une enquête ardue mais passionnante à suivre. Presque une enquête policière bien qu'il n'y ait ni mort à éclaircir ni meurtrier à révéler. Quoique…

Meurtre et oubli, déjà, d'Éphialte en -462, après que, chef du parti démocratique, il s'était attaqué à l'Aréopage. Éphialte, oublié, pourtant inventeur de la démocratie dont il avait fait descendre, écrit NL, les lois de Solon de l'Acropole à l'Agora.
Et à la fin du siècle, une autre mort, une mise à mort racontée par Aristote pour illustrer l'épisode que nous raconte NL, celle d'un démocrate qui refusait d'oublier — mais j'y viens, patience.

Mystère. Pourquoi en 403 avant notre ère les démocrates, vainqueurs des oligarques (les Trente tyrans), après une sanglante « guerre civile » (stásis), font-ils le serment que personne ne devra revenir sur le passé, rappeler « les malheurs » ?
Amnistie et obligation de l'oubli, autrement dit l'injonction paradoxale de se rappeler d'oublier. Oubli (Léthé) et Serment (Horkós), rejetons de Discorde (Éris), elle-même fille de la Nuit.

Hypothèse. Comment, pourquoi et pour quelles conséquences ? NL pose l'hypothèse que la mémoire de la cité se fondait alors sur l'oubli du politique comme tel. (CQFD)
Seule la mémoire peut décréter l'oubli. « C'est précisément parce qu'ils se souvenaient du passé que les Athéniens ont interdit à quiconque de le rappeler. »

Une enquête méthodique. Dont le choix de la méthode est le premier enjeu, entre histoire et anthropologie. « Si l'anthropologue pâtit d'éviter l'événement, il n'est pas d'événement que l'historien puisse traiter en lui-même sans l'ouvrir sur la temporalité lente des réseaux de significations qui lui donnent son sens. »
Mais des équilibres de l'un et l'autre résultent nombre de présupposés dans les hiérarchies du conflit politique et de la cité civique. Il importe alors de « penser historiquement la cité des anthropologues, mais surtout penser en anthropologues la cité des historiens. »
Et encore : on ajoutera une pincée de psychanalyse, requise tel que chez Platon, par exemple, « l'individu est à la fois au début et à la fin de la cité. » Et car, comme dit Lacan : « L'inconscient c'est ce que la mémoire oublie. »

Retour aux sources. Plutôt rares concernant l'antiquité grecque (à la différence du monde romain). NL n'en néglige d'aucune sorte, commentatrice d'Eschyle, des Euménides, le troisième temps de L'Orestie, quand Athéna calme les Érinyes et transforme ces furies, esprits de la discorde (l'Éris précitée), en bienveillantes protectrices de la cité. le cycle de la vengeance intrafamiliale doit cesser.
Il y a des guerres glorieuses, de belles morts, « mais entre oiseaux de la volière, je ne parle pas [de combats » dit Athéna.
Les Euménides plussoient : « Que jamais dans cette cité ne gronde la sédition [stásis] insatiable de maux. »

Double mouvement. Pour vivre en paix, il faut donc s'attacher à délier ce qui dissocie. Préserver l'unité. Mais aussi se souvenir d'oublier que ce discours de l'unité, paradigme de la cité, refoule que la stásis le précède et lui serait conaturelle, « voire fondatrice du politique en tant qu'il est précisément commun ».
Le législateur Solon paraît plaider en ce sens : « Celui qui, lors d'une stásis dans la cité, n'aura pas pris les armes, avec l'un des deux partis, qu'il soit privé de ses droits et qu'il n'ait plus part à la cité. »

La famille. (« Entre oiseaux de la volière... » disait Athéna). La cité c'est la famille, qui induit à la fois cohésion et division. le modèle de la cité grecque est affaire d'affrèrement. Autant de fraternité que de fratricide (tandis que le modèle familial patriarcal romain construit le scandale de la guerre civile à partir du parricide).
Le « beau mensonge » imaginé par Platon (La République) édicte ainsi que tous les citoyens se croient frères, fils de la même mère qui est la terre. Mais c'est son utopie.

En réalité (disons), le conflit pose la première pierre. le face à face agonistique, magnifié par le sens de la symétrie du monde grec, serait fondateur. Une dynamique illustrée par le fameux kukeon (boisson à base de farine d'orge) immortalisé par Héraclite. Interrogé par les citoyens sur la voie de la concorde civique, de l'harmonie (homonomia), le sage aurait répondu (peut-être même seulement du geste) : « Même le kukeon se décompose si on ne l'agite pas. »

Reste que du conflit il faut sortir. Ou l'oublier. Plutarque prend l'exemple du combat fondateur de la cité grecque qui oppose Athéna et Poséidon. Gloire au vaincu, dit-il, car il consent au plus grand effort en renonçant au ressentiment. Poséidon, « plus politique » selon Plutarque que le mortel Thrasybule, parmi les démocrates victorieux de la stásis en 403.
« Politikós est le nom de qui sait acquiescer à l'oubli », note Nicole Loraux. Dans cette configuration, le conflit condamné à l'oubli serait en quelque sorte pré-politique, une ombre précédant la pôlis qui institua la paix entre les citoyens. L'ordre est donné d'oublier. Il est interdit de rappeler « les malheurs » (kaká). Pour ne pas les revivre.

Plutarque prétend même dans ses Propos de table que le 2 Boédromion, jour de commémoration du combat des dieux, est interdit de calendrier. Il disparaît mais, pour NL, le disparu se voit comme le nez au milieu de la figure, et il est bavard. Élémentaire Docteur Freud (L'homme Moïse) : « Il en va de la déformation d'un texte comme d'un meurtre ; le difficile n'est pas d'exécuter l'acte, mais d'en éliminer les traces. »

Drôle d'histoire ! Une histoire de mots aussi. Pas facile pour qui, comme moi, n'a pas reçu de culture classique de retenir le vocabulaire grec. L'enquête de Nicole Loraux est du reste philologique, car aucun terme n'échappe à de nombreuses interprétations. Exemple : à propos de frères et d'affrèrement, il faut autant considérer adelphôs, kasignetos, phráter, autant et bien sûr différemment les sens germain, élargi, symbolique voire politique de la fraternité.

Peut-on oublier ? Électre chez Sophocle clame aussi bien « Je n'oublie pas ma colère » que « Ma colère ne m'oublie pas ».
J'ouvre ici, telle qu'opère Nicole Loraux, une parenthèse discursive sur notre présent, les échos et les perspectives de ces histoires d'antiquités.
L'historien Jules Isaac (dixit NL) rapporte le commentaire de Charles Péguy, scandalisé par l'amnistie de 1900 qui paraît solder l'Affaire Dreyfus, considérer que « l'incident » est clos : « Peguy me dit que la tolérance conduit à l'avilissement, qu'il faut haïr. Je lui ai demandé : Mais qu'est-ce que la haine ? — La non-amnistie. »
Nicole Loraux publie en 1994, 40 ans après la capitulation nazie, vigilante tandis que la tranquillité publique se satisferait sur les monuments aux morts de célébrer « toutes les victimes de la guerre ».
Elle publie en 1994, acmé du génocide des Tutsis au Rwanda. Elle ne le sait pas encore. le Rwanda où, comme en Afrique-du-Sud, la voie de l'unité est inséparable de la mémoire, de la vérité et de la justice.
Je pense aussi à Christine Angot : les victimes n'oublient pas, seuls les coupables...

Pourtant, en 403, les Athéniens se condamnent donc à l'oubli et renoncent à la justice. Ils renoncent au krátos (à avoir le dessus) à l'endroit même où le dêmos exerce par excellence sa souveraineté : la justice. Précisément le coeur de la critique de la la démocratie : « À en croire la prose pamphlétaire des oligarques, la frénésie procédurière des citoyens n'aurait connu aucune limite. »
Pas de procès. Pas même quand il s'agit de mettre à mort le premier démocrate qui oublie, après le serment tant collectif qu'individuel, d'oublier et de tenir sa langue.

À la manière d'Isocrate ou Aristote on dira que « la politique, c'est faire comme si de rien n'était. Comme si rien ne s'était produit. Ni le conflit, ni le meurtre, ni la rancune (ou la rancoeur). » La politique commence où cesse la vengeance nous instruit à ce sujet L'Orestie.
En effet ça marche, souligne NL : « Que la réconciliation existe, l'Athènes des dernières années du Ve siècle suffirait à le montrer. À cela près qu'on n'oublie pas impunément le conflit. »

À quel prix, à quelles fins ? « Tout indique que, dans ces dernières années du Ve siècle, c'est un siècle entier de démocratie [… — son âge d'or] qui basculait dans le passé. »
La démocratie est comme figée dans ses institutions. Politeia (la constitution) l'emporte sur le pouvoir du peuple. le mot demokratia disparaît des discours sauf référence au glorieux passé, les orateurs lui préférant au présent la pérennité de pôlis, la cité politique.
Point trop n'en faut. Pour se conserver voire se sauver, la démocratie devrait en rabattre.

Un deal est passé pour conjurer la stásis. L'oubli de la victoire en échange de l'oubli du ressentiment (en quoi les vaincus seraient plus généreux que les vainqueurs).
NL fait les comptes :« En apparence, oubli pour oubli. Mais qui ne voit qu'il était en fait demandé au même camp d'assumer les conséquences de ce double oubli ? »
Le dêmos vainqueur s'associera même très généreusement au remboursement de la dette contractée par les oligarques putschistes ! Formidable, salue Aristote, « alors que dans d'autres cités, le parti démocratique, quand il est vainqueur, bien loin de contribuer de son propre argent, va jusqu'à faire un nouveau partage des terres. »

Ouf, on l'a échappé belle. Et pour la beauté de l'histoire, on aligne les mémoires. le retour de Phylè, forteresse de l'Attique, sera célébré comme point de départ de la reconquête démocratique plutôt que la mobilisation « bigarrée » du mal-famé Pirée.
Les modérés des deux camps l'emportent, suscitant ce commentaire amer de l'orateur Lysias : « Le peuple, en ramenant les exilés, vous a rendu votre cité, mais il n'a pas eu la hardiesse d'y prendre lui-même sa place. »

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Citations et extraits (2) Ajouter une citation
Puisque la cité grecque présente cette particularité d’avoir entretenu simultanément deux représentations de soi concurrentes et complémentaires — celle qui « admet l’histoire », celle qui « y répugne et paraît l’ignorer » —, il importe [...] d’œuvrer à prendre ensemble ces deux figures pour tenter des les articuler l’une avec l’autre : penser historiquement la cité des anthropologues, mais surtout penser en anthropologues la cité des historiens.
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En évitant de prononcer un nom [démocratie] qui a d’abord été infligé au régime par ses adversaires comme le plus dépréciatif des sobriquets, [les démocrates] admettent implicitement que demokratia signifie qu’il y a eu division de la cité en deux parties et victoire de l’une sur l’autre.
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Video de Nicole Loraux (1) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Nicole Loraux
Présenté par Robert Maggiori, philosophe co-fondateur des Rencontres Philosophiques de Monaco et critique littéraire.
« La Grèce hors d'elle et autres textes » de Nicole Loraux aux Éditions Klincksieck, 898 pp., 55€
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