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Citations sur Les derniers jours de Pékin (23)

En y regardant de près, on s'aperçoit que toutes ces murailles, à présent couleur de métal oxydé, ont été jadis chamarrées de dessins éclatants, de laques et de dorures; pour les unifier ainsi dans des tons do vieux bronze, il a fallu une suite indéfinie d'étés brûlants et d'hivers glacés, avec toujours cette poussière, cette poussière incessante, soufflée sur Pékin par les déserts de Mongolie.
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Et c'est curieux de pénétrer dans ces logis abandonnés en hâte et en terreur, au milieu du désarroi des fuites précipitées, parmi les meubles brisés, les vaisselles à terre. Des vêtements, des fusils, des baïonnettes, des livres de balistique, des bottes à semelle de papier, des parapluies et des drogues d'ambulance sont pêle-mêle, en tas devant les portes. Dans les cuisines de la troupe, des plats de riz attendent encore sur les fourneaux, avec des plats de choux et des gâteaux de sauterelles frites.
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Mais, dans l'un de ces puits, sur cette sorte de croûte humaine qui monte à un mètre du sol, gît le cadavre d'un pauvre bébé chinois – un cadavre tout frais et peut-être à peine raidi. C'est une petite fille sans doute, car pour les filles seulement, les Chinois ont de ces dédains atroces ; nos bonnes Soeurs, le long des chemins, en ramassent ainsi tous les jours, – qu'on a jetées sur des tas de fumier et qui respirent encore. Celle-ci, probablement, a été lancée avant d'être morte, – soit qu'elle fût malade, mal venue, ou de trop dans la famille. Elle gît sur le ventre, les bras en croix terminés par des menottes en poupée. Le nez, d'où le sang a jailli, est collé sur les débris affreux ; un duvet de jeune moineau couvre sa nuque où se promènent les mouches.
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Les Boxers d'abord y ont passé ; Les Japonais y sont venus, héroïques petits soldats dont je ne voudrais pas médire, mais qui détruisent et tuent comme autrefois les armées barbares. Encore moins voudrais-je médire de nos amis les Russes ; mais ils ont envoyé ici des cosaques voisins de la Tartarie, des Sibériens à demi Mongols ; tous gens admirables au feu mais entendant encore les batailles à la façon asiatique. Il y est venu de cruels cavaliers de l'Inde, délégués par la Grande-Bretagne. L'Amérique y a lâché ses mercenaires. Et il n'y restait déjà plus rien d'intact quand sont arrivés, dans la première excitation de vengeance contre les atrocités chinoises, les Italiens, les Allemands, les Autrichiens, les Français.
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Avant-propos de Marc Ménouville.

La Chine... Loti s'y promène puis s'y installe en touriste botté et armé, curieux de tout, les yeux sans cesse ouverts, et cependant fermés à la réalité chinoise ou asiatique.
...
Loti ne trouve rien à redire aux massacres. Sous sa plume, pas un mot de pitié pour les corps qui heurtent sa jonque au fil du courant, pour les cadavres amoncelés dans les puits sans margelle. Ce racisme choque et surprend le lecteur d'aujourd'hui. Mais, c'était cela 1900. La troupe tirant sur les grévistes. Les cocus de Feydeau en caleçons dans leur placard. La France divisée en deux camps, pour ou contre l'innocence d'un homme (Dreyfus). Et le colonialisme à l'état brut.
Loti n'échappe pas aux préjugés d'un homme de son temps et de son milieu. Son témoignage n'en prend que plus de valeur. Car il y a mis le meilleur de son intelligence, de sa sensitivité, de son don unique de s'arrêter aux apparences et d'en révéler l'au-delà.
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Presque tous [les cadavres] ont gardé leurs souliers, mais ils n'ont plus de chevelure : avec les chiens et les corbeaux, d'autres Chinois sont descendus dans le trou profond et ont scalpé ces morts pour faire des fausses queues. Du reste, les postiches pour hommes étant en honneur à Pékin, tous les cadavres qui gisent dans nos environs ont la natte arrachée avec la peau et laissent voir le blanc de leur crâne.
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C’est une salle unique, immense, grandiose et sombre, tout en or fané, mourant, passé au rougeâtre de cuivre. Au fond, s’alignent neuf portes mystérieuses, dont les doubles battants somptueux ont été scellés de cachets à la cire. Au milieu, sont restées les tables sur lesquelles on posait pieusement les repas pour les Mânes des ancêtres — et où, le jour de la prise de la « Ville jaune », nos soldats qui avaient faim furent heureux de trouver toute servie une collation imprévue. Et à chaque extrémité de la salle sonore, des carillons et des instruments à cordes attendent l’heure, qui ne reviendra peut-être jamais plus, de faire de la musique aux Ombres ; longues cithares horizontales, rendant des sons graves et que supportent des monstres d’or aux yeux fermés ; carillons gigantesques, l’un de cloches, l’autre de plaques de marbre et de jade suspendues par des chaînes d’or, et tous deux surmontés de grandes bêtes fantastiques, qui déploient leurs ailes d’or, dans la pénombre éternelle, vers les plafonds d’or.

Il y a aussi des armoires de laque, grandes comme des maisons, contenant des collections de peintures anciennes roulées sur des bâtons d’ébène ou d’ivoire et enveloppées dans des soies impériales.

Il en est de merveilleuses, — révélation d’un art chinois que l’on ne soupçonne guère en Occident, d’un art au moins égal au nôtre, bien que profondément dissemblable. Portraits d’empereurs en chasse ou en rêverie solitaire dans des forêts, dans des sites sauvages qui donnent l’effroi et le nostalgique désir de la nature d’autrefois, du monde inviolé des rochers et des arbres. Portraits d’impératrices mortes, peints à l’aquarelle sur des soies bises, et rappelant un peu la grâce candide des Primitifs italiens ; portraits pâles, pâles, presque incolores, comme si c’étaient plutôt des reflets de personnes, vaguement fixés et prêts à fuir ; la perfection du modelé, obtenue avec rien, mais toute l’intensité concentrée dans les yeux que l’on sent ressemblants et qui vous font vivre, pour une étrange minute, face à face avec des princesses passées, endormies depuis des siècles sous les mausolées prodigieux… Et toutes ces peintures étaient des choses sacro-saintes, que jamais les Européens n’avaient vues, dont ils ne se doutaient même pas.

D’autres rouleaux, tout en longueur, qui, déployés sur les dalles, ont bien six ou huit mètres, représentent des cortèges, des réceptions à la Cour, des défilés d’ambassades, de cavaliers, d’armées, d’étendards : milliers de petits bonshommes dont les vêtements, les broderies, les armes supporteraient qu’on les regardât à la loupe. L’histoire du costume et du cérémonial chinois à travers les âges tient tout entière dans ces précieuses miniatures. — Nous y trouvons même la réception, par je ne sais quel empereur, d’une ambassade de Louis XIV : petits personnages aux figures très françaises, habillés comme pour se pavaner à Versailles, avec la perruque à l’instar du Roi-Soleil.


Dans le fond du temple, les neuf portes magnifiques, aux battants scellés, ferment les autels mortuaires de neuf empereurs. On veut bien briser pour moi les cachets de cire rouge et déchirer les bandelettes de toile à l’une de ces entrées si défendues, et je pénètre dans un des sanctuaires très sacrés, — celui du grand empereur Kouang-Su, dont la gloire resplendissait au commencement du xviiie siècle. Un sergent m’accompagne par ordre dans cette profanation, tenant à la main une bougie allumée qui semble brûler ici à regret, dans l’air plus rare et le froid du sépulcre.

Le temple était déjà bien sombre ; mais à présent c’est la nuit noire, et on dirait qu’on a jeté de la terre et de la cendre sur les choses : toujours cette poussière, qui s’accumule sans trêve sur Pékin, comme un indice de vétusté et de mort. Passant de la lumière du jour, si amortie qu’elle soit, à la lueur d’une petite bougie effarée dans des ténèbres, on y voit d’abord confusément, et il y a une hésitation de la première minute, surtout si le lieu est saisissant par lui-même. J’ai devant moi un escalier de quelques marches, montant à une sorte de tabernacle qui me paraît chargé d’objets d’un art presque inconnu.

Et, à droite et à gauche, fermés par des serrures compliquées, sont des bahuts austères, en laque noir, dont il m’est permis de visiter l’intérieur : dans leurs compartiments, dans leurs doubles fonds à secret, ont été ensevelis par centaines les cachets impériaux de ce souverain, lourds cachets frappés pour toutes les circonstances de sa vie et tous les actes de son règne, en blocs d’onyx, de jade ou d’or ; reliques sans prix auxquelles on ne devait plus toucher après les funérailles et qui dormaient là depuis deux fois cent ans.

Je monte ensuite au tabernacle, et le sergent promène sa petite bougie devant les merveilles qui sont là, sceptres de jade, vases aux formes d’une simplicité étrange et exquise, ou d’une complication déroutante, en jade sombre, en jade blême, en cloisonné sur or, ou en or massif… Et derrière cet autel, dans un recul d’obscurité, une grande figure, que je n’avais pas aperçue encore, me suit d’un regard oblique entre deux rideaux de soie jaune impérial, dont tous les plis sont devenus presque noirs de poussière : un pâle portrait de l’empereur défunt, un portrait en pied de grandeur naturelle, si effacé à la lueur de notre misérable bougie barbare, que l’on dirait l’image d’un fantôme reflétée dans une glace ternie… Or, quel sacrilège sans nom, aux yeux de ce mort, l’ouverture par nous des bahuts où reposent ses cachets, et rien que notre seule présence, dans ce lieu impénétrable entre tous, au milieu d’une impénétrable ville !…

Quand tout est soigneusement refermé, quand on a remis en place les scellés de cire rouge et rendu le pâle reflet du vieil empereur à son silence, à ses ténèbres habituelles, j’ai hâte de sortir du froid tombal qu’il fait ici, de respirer plus d’air, de retrouver sur la terrasse, à côté des bêtes de bronze, un peu du soleil d’automne filtré entre les branches des cèdres.

Je vais aujourd’hui déjeuner à l’extrême nord du bois impérial, invité par des officiers français qui sont logés là, au « Temple des vers à soie ». Et chez eux, c’est encore un admirable vieux sanctuaire, précédé de cours pompeuses, où des vases de bronze décorent des terrasses de marbre. — Un monde de temples et de palais dans la verdure, cette « Ville jaune ». Jusqu’au mois dernier, les voyageurs qui croyaient visiter la Chine et pour qui tout cela restait muré, interdit, vraiment ne pouvaient rien imaginer du Pékin merveilleux que la guerre vient de nous ouvrir.


Quand, vers deux heures, je reprends le chemin de mon palais de la Rotonde, un brûlant soleil rayonne sur les cèdres noirs, sur les saules qui s’effeuillent ; comme en été, on recherche l’ombre. Et, près de ma porte, à l’entrée du Pont de Marbre, mes mornes voisins, les deux cadavres en robe bleue qui gisent parmi les lotus, baignent dans une ironique splendeur de lumière.

Après que les soldats de garde ont refermé derrière moi l’espèce de poterne basse par où l’on accède à mes jardins suspendus, me voici de nouveau seul dans le silence, — jusqu’à l’heure où les rayons de ce soleil, tombant plus obliques et plus rougis sur ma table à écrire, m’annonceront le triste soir.
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LA CHAMBRE ABANDONNÉE

Une discrète odeur de thé, dans la chambre très obscure, une odeur de je ne sais quoi d’autre encore, de fleur séchée et de vieille soierie.

Elle ne peut s’éclairer davantage, la chambre étrange, qui n’ouvre que dans une grande salle sombre et dont les fenêtres scellées prennent demi-jour par des carreaux en papier de riz, sur quelque petit préau funèbre, sans doute muré de triples murs. Le lit-alcôve, large et bas, qui semble creusé dans la profondeur d’une paroi épaisse comme un rempart, a des rideaux et une couverture en soie d’un bleu couleur de nuit. Point de sièges, d’ailleurs il y en aurait à peine la place ; point de livres non plus, et on y verrait à peine pour lire. Sur des coffres en bois noir, qui servent de tables, posent des bibelots mélancoliques, enfermés dans des guérites de verre : petits vases en bronze ou en jade, contenant des bouquets artificiels très rigides, aux pétales de nacre et d’ivoire. Et une couche de poussière, sur toutes ces choses, témoigne que l’on n’habite plus.

Au premier aspect rien ne précise un lieu ni une époque, — à moins que peut-être, au-dessus des rideaux de ce lit mystérieux et quasi funéraire, dans le couronnement d’ébène, la finesse merveilleuse des sculptures ne révèle des patiences chinoises. Ailleurs cependant tout est sobre, morne, conçu en lignes droites et austères.

Où donc sommes-nous, dans quelle demeure lointaine, fermée, clandestine ?

Est-ce de nos jours que quelqu’un vivait ici, ou bien était-ce dans le recul des temps ? Depuis combien d’heures — ou combien de siècles — est-il parti, et qui pouvait-il bien être, l’hôte de la chambre abandonnée ?…

Quelque rêveur très triste évidemment, pour avoir choisi ce recoin d’ombre, et très raffiné aussi, pour avoir laissé derrière lui cette senteur distinguée, et très las, pour s’être complu dans cette terne simplicité et ce crépuscule éternel.

Vraiment on se sent étouffé par ces trop petites fenêtres, aux carreaux voilés de papier soyeux, qui n’ont pu jamais s’ouvrir pour le soleil ni pour l’air, puisqu’elles sont partout scellées dans le mur. Et puis, on repense à tout ce qu’il a fallu faire de chemin et rencontrer d’obstacles, avant d’arriver ici, et cela inquiète.

D’abord, la grande muraille noire, la muraille babylonienne, les remparts surhumains d’une ville de plus de dix lieues de tour, — aujourd’hui en ruines et en décombres, à moitié vidée et semée de cadavres. Ensuite une seconde muraille, peinte en rouge sombre de sang, qui forme une autre ville forte, enfermée dans la première. Ensuite une troisième muraille, plus magnifique, mais de la même couleur sanglante, — muraille du grand mystère celle-ci, et que jamais, avant ces jours de guerre et d’effondrement, jamais aucun Européen n’avait franchie ; nous avons dû aujourd’hui nous y arrêter plus d’une heure, malgré les permis signés et contresignés ; à travers les serrures d’une porte farouche, qu’un piquet de soldats entourait et que des madriers barricadaient par derrière comme en temps de siège, il a fallu menacer, parlementer longuement, avec des gardiens intérieurs qui voulaient se dérober et fuir. Une fois ouverts les battants lourds, bardés de ferrures, une autre muraille encore est apparue, séparée de la précédente par un chemin de ronde, où gisaient des lambeaux de vêtements et où des chiens traînaient des os de mort, — nouvelle muraille toujours du même rouge, mais encore plus somptueuse, couronnée, sur toute sa longueur infinie, par des ornements cornus et des monstres en faïence jaune d’or. Et enfin, ce dernier rempart traversé, des vieux personnages imberbes et singuliers, venus à notre rencontre avec des saluts méfiants, nous ont guidés à travers un dédale de petites cours, de petits jardins murés et remurés, où végétaient, entre des rocailles et des potiches, des arbres centenaires ; tout cela séparé, caché, angoissant, tout cela protégé et hanté par un peuple de monstres, de chimères en bronze ou en marbre, par mille figures grimaçant la férocité et la haine, par mille symboles inconnus. Et toujours, dans les murailles rouges au faîte de faïence jaune, les portes derrière nous se refermaient : c’était comme dans ces mauvais rêves où des séries de couloirs se suivent et se resserrent, pour ne vous laisser sortir jamais plus.

Maintenant, après la longue course de cauchemar, on a le sentiment, rien qu’à contempler le groupe anxieux des personnages qui nous ont amenés, trottinant sans bruit sur leurs semelles de papier, le sentiment de quelque profanation suprême et inouïe, que l’on a dû commettre à leurs yeux en pénétrant dans cette modeste chambre close : ils sont là, dans l’embrasure de la porte, épiant d’un regard oblique le moindre de nos gestes, les cauteleux eunuques en robe de soie, et les maigres mandarins qui portent au bouton rouge de leur coiffure la triste plume de corbeau. Obligés pourtant de céder, ils ne voulaient pas ; ils cherchaient, avec des ruses, à nous entraîner ailleurs, dans l’immense labyrinthe de ce palais d’Héliogabale, à nous intéresser aux grandes salles sombrement luxueuses qui sont plus loin, aux grandes cours, là-bas, et aux grandes rampes de marbre où nous irons plus tard, à tout un Versailles colossal et lointain, envahi par une herbe de cimetière et où l’on n’entend plus que les corbeaux chanter…

Ils ne voulaient absolument pas, et c’est en observant le jeu de leurs prunelles effarées que nous avons deviné où il fallait venir.

Qui donc habitait là, séquestré derrière tant de murs, tant de murs plus effroyables mille fois que ceux de toutes nos prisons d’Occident ? Qui pouvait-il bien être, l’homme qui dormait dans ce lit, sous ces soies d’un bleuâtre nocturne, et, qui, pendant ses rêveries, à la tombée des soirs, ou bien à l’aube des jours glacés d’hiver pendant l’oppression de ses réveils, contemplait ces pensifs petits bouquets sous globe, rangés en symétrie sur les coffres noirs ?…

C’était lui, l’invisible empereur fils du Ciel, l’étiolé et l’enfantin, dont l’empire est plus vaste que notre Europe, et qui règne comme un vague fantôme sur quatre ou cinq cents millions de sujets.

De même que s’épuise dans ses veines la sève des ancêtres presque déifiés, qui s’immobilisèrent trop longtemps au fond de palais plus sacrés que des temples, de même se rapetisse, dégénère et s’enveloppe de crépuscule le lieu où il se complaît à vivre. Le cadre immense des empereurs d’autrefois l’épouvante, et il laisse à l’abandon tout cela ; l’herbe pousse, et les broussailles sauvages, sur les majestueuses rampes de marbre, dans les grandioses cours ; les corbeaux et les pigeons nichent par centaines aux voûtes dorées des salles de trône, couvrant de terre et de fiente les tapis somptueusement étranges qu’on y laisse pourrir. Cet inviolable palais, d’une lieue de tour, qu’on n’avait jamais vu, dont on ne pouvait rien savoir, rien deviner, réservait aux Européens, qui viennent d’y entrer pour la première fois, la surprise d’un délabrement funèbre et d’un silence de nécropole.

Il n’allait jamais par là, le pâle empereur. Non, ce qui lui seyait à lui, c’était le quartier des jardinets et des préaux sans vue, le quartier mièvre par où les eunuques regrettaient de nous avoir fait passer. Et, c’était, dans un renfoncement craintif, le lit-alcôve, aux rideaux bleu-nuit.

De petits appartements privés, derrière la chambre morose, se prolongent avec des airs de souterrains dans la pénombre plus épaisse ; l’ébène y domine ; tout y est volontairement sans éclat, même les tristes bouquets momifiés sous leurs globes. On y trouve un piano aux notes très douces, que le jeune empereur apprenait à toucher, malgré ses ongles longs et frêles ; un harmonium ; une grande boîte à musique jouant des airs de nostalgie chinoise, avec des sons que l’on dirait éteints sous les eaux d’un lac.

Et enfin, voici le retiro sans doute le plus cher, étroit et bas comme une cabine de bord, où s’exagère la fine senteur de thé et de rose séchée.

Là, devant un soupirail voilé de papier de riz qui tamise des petites lueurs mortes, un matelas en soie impériale jaune d’or semble garder l’empreinte d’un corps, habituellement étendu. Il y traîne quelques livres, quelques papiers intimes. Plaquées au mur, il y a deux ou trois images de rien, pas même encadrées, représentant des roses incolores, — et, écrite en chinois, la dernière ordonnance du médecin pour ce continuel malade.

Qu’était-ce, au fond, que ce rêveur, qui le dira jamais ? Quelle vision déformée lui avait-on léguée des choses de la terre, et des choses d’au delà, que figurent ici pour lui tant d’épouvantables symboles ? Les empereurs demi-dieux dont il descend faisaient trembler la vieille Asie, et, devant leur trône, les souverains tributaires venaient de loin se prosterner, emplissant ce lieu de cortèges et d’étendards dont nous n’imaginons plus la magnificence ; lui, le séquestré et le solitaire, entre ces mêmes murailles aujourd’hui silencieuses, comment et sous quels aspects de fantasmagorie qui s’efface gardait-il en soi-même l’empreinte des passés prodigieux ?

Et quel désarroi sans doute, dans l’insondable petit cerveau, depuis que vient de s’accomplir le forfait sans précédent, que ses plus folles terreurs n’auraient jamais su prévoir : le palais aux triples murs, violé jusqu’en ses recoins les plus secrets ; lui, fils du Ciel, arraché à la demeure où vingt générations d’ancêtres avaient vécu inaccessibles ; lui, obligé de fuir, et dans sa fuite, de se laisser regarder, d’agir à la lumière du soleil comme les autres hommes, peut-être même d’implorer et d’attendre !…



Au moment où nous sortons de la chambre abandonnée, nos ordonnances, qui s’étaient attardés à dessein derrière nous, se jettent en riant sur le lit aux rideaux couleur de ciel nocturne, et j’entends l’un d’eux à la cantonade, avec une voix gaie et l’accent gascon :

— Comme ça au moins, mon vieux, nous pourrons dire que nous nous sommes couchés dan
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Dimanche 21 octobre.


Le froid, les ténèbres, la mort, tout ce qui nous oppressait hier au soir s’évanouit dans le matin qui se lève. Le soleil rayonne, chauffe comme un soleil d’été. Autour de nous cette magnificence chinoise, un peu bouleversée, s’éclaire d’une lumière d’Orient.

Et c’est amusant d’aller à la découverte, dans le palais presque caché, qui se dissimule en un lieu bas, derrière des murs, sous des arbres, qui n’a l’air de rien quand on arrive, et qui, avec ses dépendances, est presque grand comme une ville.

Il est composé de longues galeries, vitrées sur toutes leurs faces, et dont les boisures légères, les vérandas, les colonnettes sont peintes extérieurement d’un vert bronze semé de nénufars roses.

On sent qu’il a été construit pour les fantaisies d’une femme ; on dirait même que la vieille Impératrice galante y a laissé, avec ses bibelots, un peu de sa grâce surannée et encore charmeuse.

Elles se coupent à angle droit, les galeries, formant entre elles des cours, des espèces de petits cloîtres. Elles sont remplies, comme des garde-meubles, d’objets d’art entassés, que l’on peut aussi bien regarder du dehors, car tout ce palais est transparent ; d’un bout à l’autre, on voit au travers. Et il n’y a rien pour défendre ces glaces, même la nuit ; le lieu était entouré de tant de remparts, semblait si inviolable, qu’on n’avait songé à prendre aucune précaution.

Au dedans, le luxe architectural de ces galeries consiste surtout en des arceaux de bois précieux, qui les traversent de proche en proche ; ils sont faits de poutres énormes, mais tellement sculptées, fouillées, ajourées, qu’on dirait des dentelles, ou plutôt des charmilles de feuillages noirs se succédant en perspective comme aux allées des vieux parcs.

L’aile que nous habitons devait être l’aile d’honneur. Plus on s’en éloigne, en allant vers le bois où le palais finit, plus la décoration se simplifie. Et on tombe en dernier lieu dans des logements de mandarins, d’intendants, de jardiniers, de domestiques, — tout cela abandonné à la hâte et plein d’objets inconnus, d’ustensiles de culte ou de ménage, de chapeaux de cérémonie, de livrées de cour.

Vient ensuite un jardin clos, où l’on entre par une porte en marbre surchargée de sculptures, et où l’on trouve des petits bassins, de prétentieuses et bizarres rocailles, des alignements de vases en faïence contenant des plantes mortes de sécheresse ou de gelée. Il y a aussi plus loin des jardins fruitiers, où l’on cultivait des kakis, des raisins, des aubergines, des citrouilles et des gourdes — des gourdes surtout, car c’est ici un emblème de bonheur, et l’Impératrice avait coutume d’en offrir une de ses blanches mains, en échange de présents magnifiques, à tous les grands dignitaires qui venaient lui faire leur cour. Il y a des petits pavillons pour l’élevage des vers à soie et des petits kiosques pour emmagasiner les graines potagères, — chaque espèce de semence gardée dans une jarre de porcelaine avec dragons impériaux qui serait une pièce de musée.

Et les sentiers de cette paysannerie artificielle finissent par se perdre dans la brousse, sous les arbres effeuillés du bois où les corbeaux et les pies se promènent aujourd’hui par bandes, au beau soleil d’automne. Il semble que l’Impératrice en quittant la régence — et on sait par quelle manœuvre d’audace elle parvint si vite à la reprendre — ait eu le caprice de s’organiser ici une façon de campagne, en plein Pékin, au centre même de l’immense fourmilière humaine.

Le plus imprévu, dans cet ensemble, c’est une église gothique avec ses deux clochers de granit, un presbytère et une école, — toutes choses bâties jadis par les missionnaires dans des proportions très vastes. Pour créer ce palais, on s’était vu obligé de reculer la limite de la « Ville impériale » et d’englober le petit territoire chrétien ; aussi l’Impératrice avait-elle échangé cela aux Pères lazaristes contre un emplacement plus large et une plus belle église, édifiée ailleurs à ses frais — (contre ce nouveau Peï-Tang où les missionnaires et quelques milliers de convertis ont enduré, cet été, les horreurs d’un siège de quatre mois). Et, en femme d’ordre, Sa Majesté avait utilisé ensuite cette église et ses dépendances pour y remiser, dans d’innombrables caisses, ses réserves de toute sorte. Or, on n’imagine pas, sans l’avoir vu, ce qu’il peut y avoir d’étrangetés, de saugrenuités et de merveilles dans les réserves de bibelots d’une impératrice de Chine !

Les Japonais les premiers ont fourragé là dedans ; ensuite sont venus les cosaques, et en dernier lieu les Allemands, qui nous ont cédé la place. À présent, c’est par toute l’église un indescriptible désarroi ; les caisses ouvertes ou éventrées ; leur contenu précieux déversé dehors, en monceaux de débris, en ruissellements de cassons, en cascades d’émail, d’ivoire et de porcelaine.

Du reste, dans les longues galeries vitrées du palais, la déroute est pareille. Et mon camarade, chargé de débrouiller ce chaos et de dresser des inventaires, me rappelle ce personnage qu’un méchant Génie avait enfermé dans une chambre remplie de plumes de tous les oiseaux des bois, en le condamnant à les trier par espèces : ensemble celles des pinsons, ensemble celles des linots, ensemble celles des bouvreuils… Cependant, il s’est déjà mis à l’étonnante besogne, et des équipes de portefaix chinois, conduits par quelques hommes de l’infanterie de marine, par quelques chasseurs d’Afrique, ont commencé le déblayage.

À cinq cents mètres d’ici, sur l’autre rive du Lac des Lotus, en rebroussant mon chemin d’hier soir, on trouve un second palais de l’Impératrice qui nous appartient aussi. Dans ce palais-là, que personne pour le moment ne doit habiter, je suis autorisé à faire, pendant ces quelques jours, mon cabinet de travail, au milieu du recueillement et du silence, — et je vais en prendre possession ce matin.

Cela s’appelle le palais de la Rotonde. Juste en face du Pont de Marbre, cela ressemble à une forteresse circulaire, sur laquelle on aurait posé des petits miradors, des petits châteaux de faïence pour les fées, — et l’unique porte basse en est gardée nuit et jour par des soldats d’infanterie de marine, qui ont la consigne de ne l’ouvrir pour aucun visiteur.

Quand on l’a franchie, cette porte de citadelle, et que les factionnaires l’ont refermée sur vous, on pénètre dans une solitude exquise. Un plan incliné vous mène, en pente rapide, à une vaste esplanade d’une douzaine de mètres de hauteur, qui supporte les miradors, les kiosques aperçus d’en bas, plus un jardin aux arbres centenaires, des rocailles arrangées en labyrinthe, et une grande pagode étincelante d’émail et d’or.

De partout ici, l’on a vue plongeante sur les palais et sur le parc. D’un côté, c’est le déploiement du Lac des Lotus. De l’autre, c’est la « Ville violette » aperçue un peu comme à vol d’oiseau, c’est la suite presque infinie des hautes toitures impériales : tout un monde, ces toitures-là, un monde d’émail jaune luisant au soleil, un monde de cornes et de griffes, des milliers de monstres dressés sur les pignons ou en arrêt sur les tuiles…

À l’ombre des vieux arbres, je me promène dans la solitude de ce lieu surélevé, pour y prendre connaissance des êtres et y choisir un logis à ma fantaisie.

Au centre de l’esplanade, la pagode magnifique où des obus sont venus éclater, est encore dans un désarroi de bataille. Et la divinité de céans — une déesse blanche qui était un peu le palladium de l’empire chinois, une déesse d’albâtre en robe d’or brodée de pierreries — médite les yeux baissés, calme, souriante et douce, au milieu des mille débris de ses vases sacrés, de ses brûle-parfums et de ses fleurs.

Ailleurs, une grande salle sombre a gardé ses meubles intacts : un admirable trône d’ébène, des écrans, des sièges de toute forme et des coussins en lourde soie impériale, jaune d’or, brochée de nuages.

De tant de kiosques silencieux, celui qui fixe mon choix est posé au bord même de l’esplanade, sur la crête du rempart d’enceinte, dominant le Lac des Lotus et le Pont de Marbre, avec vue sur l’ensemble de ce paysage factice — composé jadis à coups de lingots d’or et de vies humaines pour les yeux las des empereurs.

À peine est-il plus grand qu’une cabine de navire ; mais, sous son toit de faïence, il est vitré de tous côtés ; j’y recevrai donc jusqu’au soir, pour me chauffer, ce soleil des automnes chinois, qui, paraît-il, ne se voile presque jamais. J’y fais apporter, de la salle sombre, une table, deux chaises d’ébène avec leurs soieries jaunes, — et, l’installation ainsi terminée, je redescends vers le Pont de Marbre, afin de regagner le palais du Nord, où m’attend pour déjeuner le capitaine C…, qui est en ce moment mon camarade de rêve chinois.

Et j’arrive à temps là pour voir, avant leur destruction par la flamme, les singulières trouvailles qu’on y a faites ce matin : les décors, les emblèmes et les accessoires du théâtre impérial. Toutes choses légères, encombrantes, destinées sans doute à ne servir qu’un ou deux soirs, et ensuite oubliées depuis un temps indéterminé dans une salle jamais ouverte, qu’il s’agit maintenant de vider, d’assainir pour y loger nos blessés et nos malades. Ce théâtre évidemment devait jouer surtout des féeries mythologiques, se passant aux enfers, ou chez les dieux, dans des nuages : ce qu’il y a là de monstres, de chimères, de bêtes, de diables, en carton ou en papier, montés sur des carcasses de bambou ou de baleine, le tout fabriqué avec un supérieur génie de l’horrible, avec une imagination qui recule les limites extrêmes du cauchemar !…

Les rats, l’humidité, les termites y ont fait d’ailleurs des dégâts irrémédiables, aussi est-il décidé qu’elles périront par le feu, ces figures qui servirent à amuser ou à troubler la rêverie du jeune empereur débauché, somnolent et débile…

Il faut voir alors l’empressement de nos soldats à charrier tout cela dehors, dans la joie et les
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DANS LA VILLE IMPÉRIALE


ISamedi 20 octobre.

Il neige. Le ciel est bas et obscur, sans espoir d’éclaircie, comme s’il n’y avait plus de soleil. Un vent furieux souffle du Nord, et la poussière noire, en pleine déroute, tourbillonne de compagnie avec les flocons blancs.

Ce matin, ma première entrevue avec notre ministre, à la légation d’Espagne. Sa fièvre est tombée, mais il est très faible encore et devra rester alité pendant bien des jours ; il me faut remettre à demain ou après-demain les quelques communications que je suis chargé de lui faire.

Je prends mon dernier repas avec les membres de la légation de France, dans la maison du chancelier où l’on m’avait offert, à défaut d’un appartement somptueux, une si aimable hospitalité. Et, à une heure et demie, arrivent les deux charrettes chinoises que l’on me prête, pour mon émigration, avec mes gens et mon mince bagage, vers la « Ville jaune ».

Toujours très petites, les charrettes chinoises, très massives, très lourdes et sans le moindre ressort ; la mienne d’une élégance de corbillard, est recouverte à l’extérieur d’une soie gris ardoise avec de larges bordures de velours noir.

C’est vers le Nord-Ouest que nous nous dirigerons, du côté opposé à la « Ville chinoise » d’hier et au temple du Ciel. Et il y aura cinq ou six kilomètres à faire, presque au pas, vu l’état pitoyable des rues et des ponts, où manquent la moitié des dalles.

Cela ne ferme pas, les charrettes chinoises ; c’est comme une simple guérite montée sur des roues, — et aujourd’hui on y est battu par le vent glacial, cinglé par la neige, aveuglé par la poussière.

D’abord les ruines, pleines de soldats, du quartier des Légations. Et, aussitôt après, des ruines plus solitaires, presque désertes et tout à fait chinoises : une dévastation poudreuse et grise, vaguement aperçue à travers les tourbillons blancs et les tourbillons noirs… Aux principaux passages, aux portes, aux ponts, des sentinelles européennes ou japonaises ; toute la ville, gardée militairement. Et de temps à autre, des corvées de soldats, des voitures d’ambulance portant le pavillon de la Croix-Rouge.

Enfin la première enceinte de la « Ville jaune » ou « Ville impériale » m’est annoncée par l’interprète de la légation de France, qui a bien voulu m’offrir d’être mon guide et de partager ma charrette aux soies funéraires. Alors je regarde, dans le vent qui brûle mes yeux.

Ce sont de grands remparts couleur de sang, à travers lesquels nous passons, avec d’épouvantables cahots, non par une porte, mais par une brèche que les cavaliers indiens de l’Angleterre ont ouverte à coups de mine dans l’épaisseur des ouvrages.

Pékin, de l’autre côté de ce mur, est un peu moins détruit. Les maisons, dans quelques rues, ont conservé leur revêtement de bois doré, leurs rangées de chimères au rebord des toits, — tout cela, il est vrai, croulant, vermoulu, ou bien léché par la flamme, criblé de mitraille ; et, par endroits, une populace de mauvaise mine grouille encore là dedans, vêtue de peaux de mouton et de loques en coton bleu. Ensuite reviennent des terrains vagues, cendres et détritus, où l’on voit errer, ainsi que des bandes de loups, les affreux chiens engraissés à la chair humaine qui, depuis cet été, ne suffisent plus à manger les morts.

Un autre rempart, du même rouge sanglant, et une grande porte, ornée de faïences, par où nous allons passer : cette fois, la porte de la « Ville impériale » proprement dite, la porte de la région où l’on n’était jamais entré, — et c’est comme si l’on m’annonçait la porte de l’enchantement et du mystère…

Nous entrons, — et ma surprise est grande, car ce n’est pas une ville, mais un bois. C’est un bois sombre, infesté de corbeaux qui croassent partout dans les ramures grises. Les mêmes essences qu’au temple du Ciel, des cèdres, des thuyas, des saules ; arbres centenaires, tous, ayant des poses contournées, des formes inconnues à nos pays. Le grésil et la neige fouettent dans leurs vieilles branches, et l’inévitable poussière noire s’engouffre dans les allées, avec le vent.

Il y a aussi des collines boisées, où s’échelonnent, parmi les cèdres, des kiosques de faïence, et il est visible, malgré leur grande hauteur, qu’elles sont factices, tant le dessin en est de convention chinoise. Et, dans les lointains, obscurcis de neige et de poussière, on distingue qu’il y a sous bois, çà et là, de vieux palais farouches, aux toits d’émail, gardés par d’horribles monstres en marbre accroupis devant les seuils.

Tout ce lieu cependant est d’une incontestable beauté ; mais combien en même temps il est funèbre, hostile, inquiétant sous le ciel sombre !

Maintenant, voici quelque chose d’immense, que nous allons un moment longer : une forteresse, une prison, ou quoi de plus lugubre encore ? Des doubles remparts que l’on ne voit pas finir, d’un rouge de sang comme toujours, avec des donjons à meurtrière et des fossés en ceinture, des fossés de trente mètres de large remplis de nénufars et de roseaux mourants. — Ceci, c’est la « Ville violette », enfermée au sein de l’impénétrable « Ville impériale » où nous sommes, et plus impénétrable encore ; c’est la résidence de l’Invisible, du Fils du Ciel… Mon Dieu, comme tout ce lieu est funèbre, hostile, féroce sous le ciel sombre !

Entre les vieux arbres, nous continuons d’avancer dans une absolue solitude, et on dirait le parc de la Mort.

Ces palais muets et fermés, aperçus de côté et d’autre dans le bois, s’appellent « temple du dieu des Nuages », « temple de la Longévité impériale », ou « temple de la Bénédiction des montagnes sacrées »… Et leurs noms de rêve asiatique, inconcevables pour nous, les rendent encore plus lointains.

Toutefois cette « Ville jaune », m’affirme mon compagnon de route, ne persistera pas à se montrer aussi effroyable, car il fait aujourd’hui un temps d’exception, très rare pendant l’automne chinois, qui est au contraire magnifiquement lumineux. Et il me promet que j’aurai encore des après-midi de chaud soleil, dans ce bois unique au monde où je vais sans doute résider quelques jours.

— Maintenant, me dit-il, regardez. Voici le « Lac des Lotus » et voici le « Pont de Marbre » !

Le « Lac des Lotus » et voici le « Pont de Marbre » ! Ces deux noms m’étaient connus depuis longtemps, noms de féerie, désignant des choses qui ne pouvaient pas être vues, mais des choses dont la renommée pourtant avait traversé les infranchissables murs. Ils évoquaient pour moi des images de lumière et d’ardente couleur, et ils me surprennent, prononcés ici dans ce morne désert, sous ce vent glacé.

Le « Lac des Lotus ! »… Je me représentais, comme les poètes chinois l’avaient chanté, une limpidité exquise, avec de grands calices ouverts à profusion sur l’eau, une sorte de plaine aquatique garnie de fleurs roses, une étendue toute rose. Et c’est ça ! C’est cette vase et ce triste marais, que recouvrent des feuilles mortes, roussies par les gelées ! Il est du reste infiniment plus grand que je ne pensais, ce lac creusé de main d’homme, et il s’en va là-bas, là-bas, vers de nostalgiques rivages, où d’antiques pagodes apparaissent parmi de vieux arbres, sous le ciel gris.

Le « Pont de Marbre ! »… Oui, ce long arceau blanc supporté par une série de piliers blancs, cette courbure gracieusement excessive, ces rangées de balustres à tête de monstre, cela répond à l’idée que je m’en faisais ; c’est très somptueux et c’est très chinois. — Je n’avais cependant pas prévu les deux cadavres, en pleine pourriture sous leurs robes, qui, à l’entrée de ce pont, gisent parmi les roseaux.

Toutes ces larges feuilles mortes, sur le lac, ce sont bien des feuilles de lotus ; de près, maintenant, je les reconnais, je me souviens d’avoir jadis beaucoup fréquenté leurs pareilles — mais si vertes et si fraîches ! — sur les étangs de Nagasaki ou de Yeddo. Et il devait y avoir là en effet une nappe ininterrompue de fleurs roses ; leurs tiges fanées se dressent encore par milliers au-dessus de la vase.

Mais ils vont sans doute mourir, ces champs de lotus, qui charmaient depuis des siècles les yeux des empereurs, car leur lac est presque vide, — et ce sont les alliés qui en ont déversé les eaux dans le canal de communication entre Pékin et le fleuve, afin de rétablir cette voie, que les Chinois avaient desséchée par crainte qu’elle ne servit aux envahisseurs.

Le « Pont de Marbre », tout blanc et solitaire, nous mène sur l’autre rive du lac, très rétréci en cet endroit, et c’est là que je dois trouver ce « palais du Nord » où sera ma résidence. Je n’aperçois d’abord que des enceintes s’enfermant les unes les autres, de grands portiques brisés, des ruines, encore des ruines et des décombres. Et, sur ces choses, une lumière morte tombe d’un ciel d’hiver, à travers l’opacité des nuages pleins de neige.

Au milieu d’un mur gris, une brèche où un chasseur d’Afrique monte la faction ; d’un côté, il y a un chien mort, de l’autre un amas de loques et de détritus répandant une odeur de cadavre. Et c’est, paraît-il, l’entrée de mon palais.

Nous sommes noirs de poussière, saupoudrés de neige, nos dents claquent de froid, quand nous descendons enfin de nos charrettes, dans une cour encombrée de débris, — où mon camarade l’aide de camp, le capitaine C…, vient à ma rencontre. Et vraiment on se demanderait, à de tels abords, si le palais promis n’était pas chimérique.

Au fond de cette cour, cependant, une première apparition de magnificence. Il y a là une longue galerie vitrée, élégante, légère, — intacte, à ce qu’il semble, parmi tant de destructions. À travers les glaces, on voit étinceler des ors, des porcelaines, des soies impériales traversées de dragons et de nuages… Et c’est bien un coin de palais, très caché, que rien ne décelait aux alentours.

Oh ! notre repas du soir d’arrivée, au milieu des étrangetés de ce logis ! C’est presque dans les ténèbres. Nous sommes assis, mon camarade et moi, à une table d’ébène, enveloppés
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