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Critique de Laureneb


Ayant déjà lu plusieurs récits de voyages ou romans s'inspirant plus ou moins de la vie même de Loti et de ses différentes escales autour du monde, j'ai trouvé celui que je préférais.
Dans toutes les oeuvres de Loti, j'ai toujours admiré la qualité de son écriture, une prose poétique qui met en valeur les paysages vus, fantasmés, rêvés ou jamais oubliés, qu'il parle des lumières du désert ou des parfums de rose d'Ispahan, des brumes japonaises ou des mosquées de Stamboul. Ici, on sent tout le goût de Loti pour Stamboul, dont il décrit les changements d'atmosphère selon les saisons. Cela lui permet un ton souvent mélancolique, avec la très belle scène de la visite en automne dans le cimetière abandonné. Ces scènes mettent en valeur la Corne d'Or, on comprend pourquoi son souvenir y est toujours présent aujourd'hui. On retrouve également le refus de la modernité de Loti : la Stamboul qu'il aime, ce n'est pas celle des hommes d'affaires en costumes européens - le quartier de Péra, ce n'est pas non plus celle des navires à vapeur. Non, il veut de l'orientalisme, ce dont se moquent d'ailleurs ses amies : il veut des confitures de rose, des narguilés, des fez... c'est-à-dire l'Orient des clichés.
De façon générale, les belles descriptions du paysage - qui devient presque un personnage des différents récits de Loti, donnent parfois l'impression que le personnage de l'oeuvre - Loti lui-même, un Narrateur qui lui ressemble, un homme inspiré de lui-même - est plus amoureux du paysage étranger que des femmes qui l'habitent. Et c'est là ce que je reproche autres oeuvres de Loti : le personnage principal a une relation - souvent tarifée - avec une femme, qui est une très jeune fille, parfois à peine nubile, caractérisée par son physique sans allusion à ses sentiments ni à ses pensées : je pense à Fatou et à son visage "simiesque" dans Journal d'un spahi, à Chrysanthème "la petite poupée jaune"... Avec un regard moderne, c'est assez dérangent...
Ici, au contraire, si le Narrateur André Lhéri semble être un décalque de Loti lui-même, les personnages féminins existent et ont une existence propre en-dehors d'être uniquement là pour et avec l'homme. Djénane a ainsi des pensées, des émotions, et une voix. Elle a même une écriture, puisque le texte commence par une lettre de Djénane. La focalisation sur le personnage féminin permet de lui donner une réelle importance.
Djénane est donc la voix des "désenchantées", toutes ces jeunes femmes turques riches, belles, parlant plusieurs langues, sachant peindre, jouer du piano, s'habillant à la parisienne... Ce sont des femmes accomplies, mais enfermées, devant vivre enfermées, soumises au mari qu'on leur a donné sans qu'elles l'aient jamais vu. Leurs ancêtres étaient moins malheureuses, car moins conscientes qu'une autre vie était possible, ailleurs, dans un autre monde. "Désenchantées" semble être un terme trop faible d'ailleurs, ces femmes souffrant de violences conjugales, étant enfermées...
Djénane livre donc un plaidoyer féministe pour l'éducation des filles, pour être libre de ses mouvements, pour un certain droit au plaisir et au désir... J'ai lu que Loti lui-même avait été trompé, croyant discuter avec une femme turque, c'était en réalité une journaliste féministe française qui lui parlait cachée sous un voile. Cela peut expliquer les accents engagés du texte.
Mais quant à la tonalité de l'oeuvre, c'est la mélancolie qui domine comme je l'ai dit. Léry sait que son séjour est limité dans le temps, il regrette le passé et son premier amour, il sait qu'il ne reverra jamais ses amies. Léry est désenchanté lui aussi, face à cette modernisation et cette occidentalisation du monde qui n'est plus la Turquie mystérieuse qu'il a connu. "Désenchanté" aussi car il vieillit, ses cheveux blanchissent, et il comprend qu'il ne peut inspirer de désir à Djénane.
Et Djénane, elle, a donné dès le début une prévision de son sort : "pour une musulmane amoureuse, il n'a d'y a d'autre issue que la fuite ou la mort".
J'ai donc été plutôt touchée par la force des émotions de ces personnages féminins et la beauté du décor.
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