Je suis arrivé chez elle [ma soeur] il y a quatre jours. J'avais imaginé naïvement qu'un séjour à la campagne était le seul moyen de me remettre de la fatigue et de la lassitude de mon mode de vie, mais à peine le pied posé dans cette maison, le sac de voyage jeté sur le matelas, à peine la fenêtre de la chambre qui donne sur les bosquets et sur l'usine du village d'à côté ouverte j'ai compris que j'avais commis une erreur et que j'allais rentrer encore plus mélancolique et encore plus déprimé par l'ennui.
[...] Je ne sais pas ce que je fais ici. Déjà, la dernière fois, j'étais monté dans la même voiture que cette semaine, cette voiture qui me rend malade avec son odeur de tabac froid, et en voyant défiler de l'autre côté de la portière les mêmes champs de maïs et de colza, les mêmes étendues de betteraves à sucre qui empestaient, les enfilades de maisons en briques, les affiches répugnantes du Front National, les petites églises sinistres, les stations-service désaffectées, les supermarchés rouillés, branlants, plantés au milieu des pâtures, ce paysage déprimant du nord de la France, j'avais été pris de nausées. J'avais compris que je me sentirais seul. J'étais reparti en me disant que je détestais la campagne et que je ne reviendrais plus jamais. Et cette année je reviens.
(p. 12-13)
Son mari reste toujours aussi mystérieusement silencieux et je m'interroge sur ce silence depuis qu'il est revenu. J'ai pensé quand elle a commencé de parler que c'était la fatigue consécutive à sa semaine de travail, ou sa timidité et son mutisme habituels - à moins que son mutisme et sa timidité habituels ne soient que la pointe acérée du rôle d'homme au village (l'homme étant associé à la rareté de la parole, du moins en présence d'une femme ou d'un enfant), et puis il y a aussi son métier, en lui-même, de conducteur de camions poids lourds pour une société commerciale, c'est-à-dire le métier de quelqu'un qui part depuis plus de dix ans sur les routes, seul, accoutumé à ne pas décoller les lèvres pendant cinq ou six jours de suite.
(p. 155)
"Mais tu n'as pas peur d'être seul chez toi ?" Non je n'avais pas peur. Je n'arrivais pas à faire une phrase de plus de trois ou quatre mots. Je voulais être seul. J'ai répété encore une fois : "Non, je n'ai pas peur.
Il m'a dit qu'il était kabyle et que son père était arrivé en France au début des années soixante. [...] Son père avait été contraint d'aller vivre dans un foyer pour les émigrés de la banlieue nord de Paris, je ne sais plus dans quelle ville exactement, avec quelques vêtements sur lui et une poignée d'objets bourrés dans une petite valise, non pas parce qu'il n'avait rien, même s'il n'avait pas grand-chose, mais parce qu'il était interdit de s'installer avec plus d'affaires, comme si à la pauvreté s'ajoutait une sorte d'exigence de paraître-pauvre.
(p. 61)
Il devrait me demander de l'écrire. Quand j'écris je dis tout, quand je parle je suis lâche.
Pourquoi est-ce qu'on impose aux perdants de l'Histoire d'en être les témoins - comme si être perdant n'était pas suffisant, pourquoi est-ce que les perdants doivent en plus porter le témoignage de la perte, pourquoi est-ce qu'ils doivent en plus répéter la perte jusqu'à l'épuisement, en dépit de l'épuisement, je ne suis le gardien de personne, ce n'est pas juste, ce n'est pas juste, et je pensais, toujours sans dire un mot : non, c'est le contraire qui devrait arriver, tu devrais avoir le droit au silence, ceux qui ont vécu la violence devraient avoir le droit de ne pas en parler, ils devrait être les seuls à avoir le droit de se taire, et ce sont les autres à qui on devrait reprocher de ne pas parler.
... comme si à la pauvreté s'ajoutait une sorte d'exigence de paraître-pauvre.
l’autisme de ceux qui veulent oublier le passé est aussi terrible que l’autisme de ceux qui sont obsédés par ce passé
Je sentais que si une chose n’était pas dite au moment où elle devait l’être elle disparaissait, sans possibilité de retour, irréversiblement, la vérité s’éloignait, s’échappait
Je n'avais retenu de notre déplacement que le constat de sa solitude et de sa tristesse, et le fantasme de son corps quand il dormait à côté de moi sur la couchette.