Lu Wenfu (1928 – 2005) était un écrivain chinois. Né à Taixing, dans la même province que Suzhou,
Lu Wenfu a écrit, durant 50 ans de carrière littéraire, une série d'oeuvres brillantes et populaires, telles que le Dévouement, une Vieille famille de marchands ambulants, les Murs d'enceinte,
Vie et passion d'un gastronome chinois, le Désintéressement, les Gastronomes,
Nid d'hommes et le Puits. Fin gastronome,
Lu Wenfu a raconté dans
Vie et passion d'un gastronome chinois (édité en 1982 sous le titre original : Meishijia, mot à mot « expert en bonne chère ») une bonne partie de sa propre vie : on a surnommé
Lu Wenfu "écrivain gastronome".
L'histoire, qui se déroule à Suzhou, met en scène - sur près de 40 ans de vicissitudes sociopolitiques - un nombre limité de personnages. Gao Xiaoting, pétri de morale révolutionnaire. Zhu Ziye, bourgeois gastronome, client connu de tous les restaurants et échoppes de la ville. A Er, conducteur de pousse-pousse au service de Zhu Ziye. Yang Zhongbao, chef cuisinier dans un restaurant clandestin. Bao Kunnian, serveur chez Gao et reconnu pour la promptitude qu'il met à engueuler les clients qui ne se conforme pas à ses instructions. Kong Bixia, femme de Zhu Ziye, maniérée mais cordon bleu. Et la gastronomie, personnage central, quasiment présente à toutes les pages !
La passion de Zhu Ziye pour la bonne chère fait de lui un gourmet, un gourmand, un goinfre ou (page 83) « un bâfreur sans vergogne », c'est selon ! Or cette goinfrerie, avec son pendant le gaspillage, ne fait pas bon ménage avec les idéaux révolutionnaires de la Révolution culturelle chinoise. Cette passion provoque donc la colère de Gao Xiaoting, le narrateur, qui témoigne de ses tentatives plus ou moins heureuses pour transformer Zhu Ziye en un vrai communiste chinois. Nos deux comparses confrontent au fil des pages, des ans et des événements leur vision de la gastronomie, et au travers de la cuisine c'est bien de la société et de l'homme dont il s'agit ! Comme le disait
Brillât-Savarin « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai qui tu es ! ». Notre gastronome Zhu Ziye se livrera d'abord à une débauche de mets fins et somptueux, obstinément tourné vers le plaisir individuel et l'abondance, puis, par la force des choses et quelque peu aidé par la persuasion des Comités Populaires (page 118, pendant la révolution culturelle, nombreux furent ceux qui durent reconnaître leurs crimes, debout des heures durant), il se laissera peu à peu convaincre par la réalité du monde du travail (qui bannit l'oisiveté et fait de la nourriture un moyen de s'alimenter et de reprendre des forces) et finira même par nouer de vrais rapports de voisinage fondés sur le partage (et non l'égoïsme) et le plaisir commun. Évoquant avec ses voisins quelques souvenirs du passé (page 135, « ne sois pas si ému ! le passé est le passé ! »), Zhu Ziye constatera certes la disparition de certaines personnes qu'il avait pourtant longuement côtoyées (beaucoup auront fait jusqu'à 10 ans de prison) mais reconnaîtra avec joie la transformation heureuse et salutaire de la société chinoise : l'auto critique ayant laissé la place à l'agitation, au tourisme, aux devises et à une envie générale de tranquillité (page 139).
Sans être tout à fait une satire de la Chine communiste (page 124, « ces gens-là n'étaient pas animés de mauvaises intentions : ils cherchaient juste à connaître le dessous des choses »), ce roman autobiographique porte un regard critique mais drôle sur les périodes qui ont marqué les évolutions radicales du pays, nous faisant traverser l'histoire chinoise contemporaine sur fond de plats, de sauces et de tradition culinaire et nous servant au passage deux conceptions opposées de la Chine politique. Au début de la Révolution culturelle, avoir des connaissances techniques et avoir de la culture faisait de vous un capitaliste : s'alimenter richement était considéré comme un affront politique qui pouvait vous mener au pilori. Quarante ans après, dans un pays où la littérature gastronomique reste rare, la cuisine est présentée comme un signe extérieur de civilisation car il faut préparer, apprêter, puis présenter les aliments, et c'est seulement après cela que vous pouvez manger et converser avec vos convives ; quant à la gastronomie, c'est bien plus qu'une passion buccale et stomacale : c'est un métier, voire un sacerdoce qui confine au raffinement et à l'art. L'art de la table fait appel à la couleur, au parfum, au goût, aux volumes, aux formes des plats et (page 32) il exige une parfaite maîtrise du temps et de l'espace, l'arrivée de chaque plat sur la table (page 34) s'apparentant même à un ballet ! Durant ces 40 années très troublées, ballottés continuellement entre des idéaux qualifiés tantôt de révolutionnaires, tantôt de contre-révolutionnaires, les chinois de Suzhou et d'ailleurs pouvaient donc se raccrocher à une donnée tangible, permanente et rassurante, la gastronomie. Ne dit-on pas aujourd'hui de la cuisine chinoise qu'elle est la 1ère ou la 2ème du monde ? Ancrée dans la vie des hommes, sa fonction sociale et affective reste évidente, qu'il s'agisse de structurer un menu en services ou en plats ou qu'il s'agisse de faire plaisir, de recevoir ses amis, de faire preuve d'empathie et de générosité, dans la plus grande harmonie.
Lu Wenfu connaît bien son affaire. En vrai gastronome, il nous convie à sa table au milieu des odeurs de crevettes sautées, d'oie braisée au marc de vin ou de ce jarret de porc confit au sucre candi. Les moments de gastronomie sont un délice d'exotisme et d'astuces : nous sommes loin d'un alimentation de travailleurs avec des plats simples et roboratifs ! Prenez de quoi noter, vous ne serez pas déçus du voyage ! Cette passion n'empêche pas
Lu Wenfu de nous livrer quelques descriptions des habitudes, moeurs et coutumes de sa ville, notamment lors des Années Noires (la lumière pâle des réverbères, le calme de mort des ruelles, les vieilles faisant les poubelles à la recherches d'épluchures de légumes, les SDF blottis par grand froid sous des sacs de toile …) mais aussi dans les années qui suivent (les restaurants ressemblaient à des cantines où les cadres du parti mangeaient à l'oeil, et les plats perdaient en quantité et en qualité ...). de même, l'auteur nous livre une analyse psychologique assez fine des protagonistes de l'ouvrage : Zhu Ziye, en bon radin, réclame le paiement de la moitié de la course en taxi qu'il fait avec quelqu'un qu'il a pourtant invité à l'accompagner ; en bon capitaliste, Zhu Ziye ne sait plus exactement combien de logements il possède, se contentant d'encaisser les loyers ; en bon profiteur, Zhu Ziye exige au restaurant qu'on crée (page 33) un petit monde bien à lui ; en bon oisif, Zhu Ziye se rend aux douches publiques (page 35) moins pour se laver que pour digérer son festin … mais (page 42) il donne quelque billet à l'adresse des mendiants et (page 53) il ne fume pas, ne joue pas et ne s'intéresse pas aux prostituées ! Gao Xiaoting et sa mère sont hébergés gratuitement par Zhu Ziye et son engagement communiste c'est à Zhu Ziye qu'il le doit, le partage des biens (page 46) apparaissant comme la seule solution ; servir la Révolution, même si c'était dur, et faire en sorte que la classe ouvrière soit entièrement maître du pays (page 59) voilà ce qu'était l'idéal révolutionnaire … même si (page 98) les réunions du parti traînaient comme des marathons et (page 110) s'il fallait sans cesse croire en un avenir toujours plus radieux mais inaccessible ! A Er dépasse Gao Xiaoting (page 56) en taille, robustesse et beauté et c'est (page 57) un virtuose de pousse-pousse qui offre un spectacle plein de beauté et d'élégance ; travailleur, il aide les ouvriers à draguer les canaux de Suzhou pour 3 livres de riz par jour, travaillant ainsi (page 63) pour l'avenir : ses efforts seront récompensé puisqu'il sera nommé Président de section syndicale (page 108) ! Yang Zhongbao apprendra à Bao Kunnian à cuisiner (page 139); Bao Kunnian arrêtera d'accuser son maître de tous les maux (page 123), fondera une association de gastronomie dont Zhu Ziye sera le Président et dont lui-même sera le vice-Président, organisera banquets, mariage et réunions, sollicitant des souscriptions pour cette association. Quant à Zhu Ziye, il se mettra à enseigner la gastronomie et sera nommé au cours d'un banquet mémorable (page 176) expert es-gastronomie !
Bref, ce roman est un festin. Vous pouvez y trouver un ode à la gastronomie comme espace de plaisirs multiples, de convivialité, de souvenirs et de tranquillité mais aussi à la gastronomie comme alchimie permettant d'allier des idéaux a priori opposés. Vous pouvez également y voir une caricature politique (voir plus haut), un clin d'oeil gargantuesque (l'excès n'est jamais de bon conseil), la relation d'une vérité historique (page 101, « on prend une lourde responsabilité devant
L Histoire à se laisser dégrader la réputation de la cuisine chinoise »), une liste décousue de recettes de cuisine (sous couvert d'anecdotes) ou un conte philosophique mettant en évidence la nécessaire quête du bonheur, laquelle peut passer par celle du superflu …
Bon appétit et bonne lecture.