Luis de Gongora, auteur du Siècle d'Or espagnol, appartient à cette lignée de poètes obscurs, difficiles et savants, qui commence, je crois, avec l'auteur hébreu du Livre de Job, passe à Lycophron au III°s av. J.C. (son Alexandra est magnifiquement traduite par Pascal Quignard, étudiée et expliquée par Gérard Lambin), Sénèque le Tragique, le troubadour Arnaut Daniel qui inventa le "trobar clus", la langue poétique "fermée", puis Mallarmé, Valéry son disciple, et le grand Ezra Pound. On a reproché à ces auteurs de dire de façon pédante et compliquée des choses simples, sans s'aviser que les choses simples, en poésie, se diffractent en mille métaphores possibles - le travail du poète est de les dire, voire de les provoquer, celui du lecteur d'aller au-delà des évidences monochromes pour jouir des couleurs du kaléidoscope poétique.
Lorca signalait déjà en 1927 que Gongora n'était pas un poète à lire, mais à étudier. L'étude, alors, réserve des plaisirs inouïs. C'est pour la rendre accessible au lecteur français non spécialiste que Robert Jammes, auteur de l'édition annotée des Soledades en espagnol, propose ici un parcours de toute son oeuvre poétique, du premier poème choisi, daté de 1580, au dernier, de 1626. On voit que ce poète n'est pas un Mallarmé, réservant son verbe poétique à de rares occasions : il touche à tous les genres possibles, du plus léger au plus grave, du galant au solennel. Robert Jammes propose, à côté du texte espagnol, une traduction française explicitement au service du texte (le livre est destiné aux étudiants et à l'amateur de poésie). Les 114 poèmes présentés ici s'accompagnent d'un bref commentaire, soit en introduction, soit à la suite, ce qui est nécessaire car la poésie de circonstance, les lettres poétiques, les sonnets de cour ou les textes personnels, ont souvent besoin d'un éclairage biographique. Alors même que la poésie de cour (à la même époque, Malherbe en produisait aussi) n'est souvent qu'ennuyeuse flatterie mythologique, même en ce genre difficile les sonnets de Gongora sont splendides. Tout incompréhensible qu'il fût, il était célèbre dans toute l'Espagne.
De larges extraits des Soledades (les Solitudes) sont donnés ici. Mon dernier sujet d'émerveillement vient de la lecture de ce long poème : j'ai trouvé quatre pages de vers somptueux consacrées à la découverte du monde par les navigateurs espagnols et portugais, ruisselantes de métaphores et de lumières, sans aucun nom propre, mais le capitaine, l'inspirateur, l'animateur de tous ces voyages aventureux, n'est autre que Codicia, l'avidité. A ma connaissance, aucun Espagnol jusque-là n'avait publiquement attribué à la soif de l'or la conquête des Amériques, ni osé écrire pareille anti-Odyssée. Les lettres indignées des lecteurs du temps donnent la mesure du scandale.
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... cet isthme qui divise l'Océan,
l'empêchant, serpent de cristal, de joindre
sa tête que le Nord couronne à celle
qu'illumine le Sud, queue écaillée
d'antarctiques étoiles.
Première Solitude, vers 425-429, sur la description poétique de la découverte de l'Amérique, 1614.
el istmo que al océano divide,
y, sierpe de cristal, juntar le impide
la cabeza, del Norte coronada,
con la que ilustra el Sur cola escamada
de antàrticas estrellas.
p. 234
Llorando la ausencia
del galán traidor,
la halla la Luna
y la deja el Sol,
añadiendo siempre
pasión a pasión,
memoria a memoria,
dolor a dolor.
Llorad, corazón
que tenéis razón.
Luis de GÓNGORA y ARGOTE – Une Vie, une Œuvre : le triomphe du baroque (France Culture, 1986)
Émission "Une Vie, une Œuvre », par Hubert Juin, diffusée le 27 mars 1986 sur France Culture. Invités : Philippe Sollers, Philippe Jacottet, Bernard Sesé, Severo Sarduy, Claude Esteban, Gregorio Manzur.