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Citations sur Le monde commence aujourd'hui (42)

(A Buchenwald)
Non, la poésie, ce n’était pas de la littérature, pas seulement. Cela n’appartenait pas au monde des livres. Cela n’était pas fait pour ceux-là seuls qui lisent. Les preuves se multipliaient.
Un matin noir d’hiver, dans l’encre de l’aube, nous étions une trentaine d’hommes épuisés, grelottants, et nous nous bousculions autour de l’une des vasques rouges pour un peu d’eau glacée. Cette eau brutale, interceptée par une main, affolée par un visage qui se collait contre elle de trop près, s’échevelait sur nos torses nus. C’était le silence, celui qui était de règle dans tous les actes accomplis en commun et obligatoires. Mais tout à coup un voisin chanta. Sa voix partit en avant et s’étendit sur nous d’une façon immédiatement magique. C’était celle de Boris, c’est-à-dire celle d’un homme si extraordinaire qu’il m’est impossible de parler de lui aussitôt. Voix souple comme une chevelure, riche comme le plumage d’un oiseau, cri d’oiseau, chant naturel, promesse. Boris avait quitté, sans avertissement, les régions du froid, de l’aube morne, des chairs mêlées. Il récitait du Péguy : La Tapisserie de Notre-Dame, je crois.
Lequel d’entre nous savait ce que Boris disait ? Qui s’en souciait ? Mais nous, les trente, nous restions les bras levés, le buste incliné, une poignée d’eau glissant à travers nos doigts. La vie, le long de cette voix, recommençait à vivre. Enfin, le poème achevé, près de moi, un petit homme que je croyais gauche et lourdaud, que je croyais tel depuis des mois entiers, me dit : « Touche mon front ! C’est de la sueur, nom de nom ! C’est ça qui réchauffe, la poésie ! » De fait, la barrière du gel s’était écartée. Nous ne sentions plus même la fatigue.p 88-89
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Les yeux créent les couleurs. L’homme fait et défait les paysages. Laissez-moi vous dire ces choses, elles sont trop peu connues et, venant d’un aveugle, elles ont une petite chance de plus de retenir votre attention.
Les yeux font les couleurs. Bien sûr pas les yeux physiques, ceux de l’ophtalmologie. Ces deux organes confus et fragiles en avant de la tête ne sont, après tout, que des miroirs. Les deux miroirs brisés, les yeux continuent de vivre.
Ceux dont je veux parler, les vrais yeux, travaillent au-dedans de nous. Tant pis si le vocabulaire fait défaut, s’il est faible : voir, c’est un acte fondamental de la vie, un acte indéchirable, indestructible, indépendant des outils physiques dont il se sert. Voir, c’est un mouvement de la vie fait en nous avant les objets, avant toute détermination extérieure. Avant les objets et après eux si, par accident, les instruments matériels de la rencontre viennent à manquer. C’est au-dedans de vous que vous voyez.
Si la lumière intérieure ne nous était pas donnée d’abord, et par conséquent les couleurs aussi qui sont la monnaie de la lumière, jamais nous ne pourrions admirer les couleurs du monde.
Voilà ce que je sais après vingt-cinq ans de cécité. p 13
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La joie de découvrir que la joie existe, qu'elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu'aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer.
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...ce sont les lettres que j’enseigne, la littérature française, et en Amérique.
(...) mon métier est étrange, et je ne serais pas autrement surpris si les peuples modernes, parvenus enfin à leur maturité moderne, prenaient la décision de l’interdire.
Rien de plus naturel ! L’examen des beautés littéraires, des significations littéraires n’apporte aux hommes aucune connaissance chiffrée. C’est une perte de temps pour l’humanité technique. C’est une poussière dans l’horloge du progrès qui est aussi l’horloge du bonheur. À quoi sont-ils bons ces gens de littérature qui, en présence d’Homère, de Shakespeare et de Racine, vous soutiennent que ce qui est beau, ce qui est intelligent et ce qui est utile, ce ne sont pas seulement les mots mais ce que cachent les mots, les instants de silence, les intervalles, les suspensions, l’harmonie non visible ? L’humanité est pressée : au diable ces gens-là ! p 9
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Il ne faut pas perdre la vie. C’est une source très forte mais très cachée : quelques détours, et nous voilà tous égarés loin d’elle pour longtemps. Or, il me semble cette nuit que le campus s’est éloigné d’elle, je ne sais comment. Cela lui donne un caractère d’irréalité. Et je me trouve à l’aise, mais je me trouve sans joie.
La liberté politique, c’est bien. La liberté sociale, c’est bien. Mais il est une autre forme de liberté dont, par un concert général de silence, personne ne parle aujourd’hui, ni dans les États démocratiques ni dans les autres : c’est la liberté intérieure.
Je ne dis pas la liberté religieuse : celle-là, qu’on me pardonne, est importante mais relativement superficielle. Je dis l’indépendance, la non-dépendance des hommes, de chacun d’eux pour son compte, envers les biens matériels, l’océan des services et des produits qui résultent de son industrie. C’est encore plus simple : la non-dépendance des hommes envers le monde extérieur.
Ce que je vois à travers la nuit bien faite et parfumée de mon « college », c’est que mon « college » n’existe pas – pas plus qu’aucun lieu de la terre – s’il n’y a pas des hommes pour le voir, pour le bâtir de nouveau à chaque regard qu’ils posent sur lui. C’est que sa beauté n’existe pas, si les filles et les professeurs qui l’habitent ne la font pas se lever du fond d’eux-mêmes chaque matin.
Les objets sont des pièges et d’autant plus prompts à se refermer sur nous qu’ils sont plus parfaits. Hollins, l’Amérique, la civilisation du XXe siècle sont des pièges. p 34-35
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“Nous passons notre temps à préférer les idées que nous avons du monde au monde même. L’égoïsme n’est qu’une forme, et très particulière, de cette préférence totale. Ce qui m’empêche de lire dans la pensée d’autrui, ce n’est pas le silence d’autrui, ou même ses mensonges. C’est le bruit que je fais, dans ma tête, à son sujet. Avant d’aller à lui, je calcule, je pèse et contre-pèse les mérites et les torts, je tire déjà ma conclusion. Cette conclusion, je la crie dans mes propres oreilles. Je m’enivre d’elle, je m’endors déjà sur elle. Comment pourrais-je m’étonner ensuite de ne pas voir cet homme que j’ai enseveli dans mon vacarme? Je me suis dressé dans mon armure d’habitudes, dressé moi-même entre lui et moi. Je vais donc me tromper, être trompé, m’établir enfin dans ma solitude — une solitude hostile. Ah! L’artificielle misère, et comme il serait plus simple de faire attention! Comme cela nous rendrait heureux!
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Oh! s’éveiller chaque matin
- et pourquoi pas chaque minute -
et regarder le monde qui commence
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“Les poètes, eux, portent leur attention très loin, si loin quelquefois qu’il nous est malaisé de les suivre. Ils assistent à des fiançailles, à des mariages partout, ils ont une tendresse sans fin pour les relations les plus distantes : entre les idées et les objets, les hommes et les pierres. S’ils ne voient pas tout, s’ils ne possèdent pas la connaissance pleine, c’est peut-être simplement qu’ils parlent. Les mots font retomber leur vision en poussière. Les mots les plus beaux, les plus rares n’ont ici aucun privilège : ils diminuent, eux aussi, tout ce qu’ils touchent.”
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L’orateur vrai sait, lui, que les mots qu’il dit ne comptent pas beaucoup, et que sa personne – si exemplaire soit-elle – ne compte pas davantage. Tout le travail, pour lui, consiste à faire jaillir les mots du dedans de lui-même.
Il faut ici, de toute urgence, dire la chose au plus simple. Les mots ne nous appartiennent pas. Ce n’est pas moi – moi qui parle – qui les crée. Ils existent autour de moi à la façon d’un peuple vivant. Et peu importe ici qu’on appelle ce peuple « inconscient collectif » ou « verbe primitif ». Le fait est que les mots sont là avant moi, hors de moi et au-dedans de moi, dans un espace non physique mais immédiatement tangible. Mon affaire, ce n’est donc pas les mots, mais la conduite des mots, leur direction. Je dois les prendre, ou plutôt leur ouvrir la route, et surtout les mener jusque sous le regard des hommes assemblés devant moi. À tous ces gens, je vais montrer que tous ces mots que je dis et qu’ils entendent ne sont ni à eux ni à moi, mais qu’ils vivent. Ainsi, la parole sera une participation à la vie. p 73-74
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Ce que je nomme surnaturel chez lui, c'était la coupure qu'il avait entièrement réalisée avec les habitudes. Celles du jugement qui nous font appeler malheur ou mal toute adversité, celles de l'avidité, qui nous font haïr, réclamer vengeance, ou simplement protester - forme mineure mais incontestable de la haine -, celles du vertige égocentrique, qui nous font croire que nous sommes innocents chaque fois que nous souffrons. Il avait échappé au lacis des réflexes obligatoires, et ce mouvement-là, jamais la bonne santé, ni même une santé parfaite si cela existe, ne pourra l'expliquer. Il avait touché au fond de lui et libéré le surnaturel ou, si le mot vous gêne, l'essentiel, ce qui ne dépend d'aucune circonstance, ce qui peut exister en tout temps et en tout lieu, dans la douleur comme dans le plaisir.
Il avait rencontré la source de vie.
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