°°° Rentrée littéraire 2022 # 36 °°°
« Je me contemplai dans le miroir. J'y reconnus une femme jeune, mais déchue. Je me penchai pour presser ma bouche contre le miroir. La buée se diffusa sur le verre comme de la vapeur dans une pièce où quelqu'un avait dormi aussi profondément qu'un mort. Derrière moi, la pièce se reflétait. Sur le lit se trouvaient des épingles à cheveux, des somnifères et des culottes de coton. Sur le drap, il y avait des taches de lait et de sang. Je pensai : si quelqu'un prenait une photo de ce lit, toute personne sensée se dirait qu'il s'agir de la reconstitution du meurtre d'une petite fille où d'un enlèvement particulièrement brutal. Je savais que la vie d'une femme pouvait se transformer à tout moment en scène de crime. Je n'avais pas encore compris que je vivais déjà dans cette scène de crime, que la scène de crime n'était pas le lit mais mon corps, que le crime avait déjà eu lieu. »
Ce sont les premières phrases de cet étrange roman aux allures de conte inquiétant. La narratrice Rafaela s'apprête à quitter sa famille pour venir travailler dans un immense hôtel isolé du Nord de l'Italie, aux allures de sanatorium d'un film d'horreur ou du moins d'une époque révolue. Sous la houlette de trois austères matrones, elle apprend avec huit autres jeunes filles de dix-neuf ans à cuisiner, nettoyer, repasser, plier sans qu'aucun client ne vienne occuper les nombreuses chambres disponibles.
« Je les appelais chambres fantômes, pas parce qu'elles étaient hantées, mais parce que ces chambres, qui ne recevaient jamais la visite de personnes, se mettaient tout simplement à attirer le mal. Ces chambres portaient toutes une odeur désagréable qui ne semblait pas avoir de source. Elles sentaient la viande crue et la moisissure rouge, comme si elles étaient détruites de l'intérieur, comme si elles aspiraient l'eau putride d'un endroit caché sous la bâtisse. »
Strega ( « sorcière en italien ) est un roman atmosphérique qui distille un poison à action lente et un malaise insaisissable, hypnotisant le lecteur dans une rêverie gothique matinée de références cinématographiques ( Virgin suicides, Suspiria, Melancholia entre autres ). L'écriture incantatoire de
Johanne Lykke Holm est de grande qualité, faisant naître des images horriblement belles, souvent surréelles. Elle crée des paysages intérieurs puissants qui mobilisent tous les sens ( surtout le sixième ) d'un lecteur troublé et vacillant, toujours à l'affût des perceptions et sensations ainsi convoqués.
L'expérience littéraire est incontestablement forte mais je n'y ai pas adhéré. Surtout je n'ai pas tout compris. Parfois, cela ne me dérange pas de me laisser porter par un récit sibyllin, cette fois, oui. Derrière le conte à l'esthétique empreinte d'une poésie ténébreuse, se cache un manifeste féministe. Rafaela et ses compagnes doivent lutter contre un destin prédéterminé par un patriarcat diffus. Elles héritent d'une société où on leur dicte ce qu'elles sont censées attendre du monde, devant se soumettre à une violence masculine qu'elles devront endurer sans moufter. La sororité sera leur échappatoire. le problème de cette lecture est le symbolisme omniprésent derrière des phrases souvent alambiquées, sursaturées de métaphores. Cette intense surexplication de tout a achevé de m'épuiser, rendant les 50 dernières pages ( d'un récit plutôt court ) fastidieuses.