Le
quartier réservé, étrange histoire que l'on se plait à lire et relire avec la même appréhension, la même surprise, la même attirance coupable, la même répulsion, le même plaisir à chaque fois, livre de solitude, livre de nostalgie, livre de solitaire, livre pour nuits d'insomnies.
Guillaume Balthasar, comme le roi mage précise-t-il, arrive dans une ville du sud, par le train de nuit, voyage en troisième classe wagons non chauffés, Marseille sans doute, une ville inconnue, il y fait froid, il neige, une « neige urbaine », « sans luges, sans skis, sans femmes élégantes habillées comme des ramoneurs neufs et gais. » Il se réfugie dans un bar, demande sa route : il doit reprendre le magasin de phonographe de Ludovic Ahmed, situé 25 rue George-Nette dans le
quartier réservé.
En dépit des conseils du bistrot lui enjoignant d'attendre un taxi, il décide de s'y rendre à pied.
Ludovic Ahmed, un marocain originaire de Fez, a vécu 20 ans dans cette ruelle mal famée aux nombreux bordels - « d'abord marchand d'objets galants en caoutchouc, puis, pour suivre le progrès, marchand de disques.»- quitte la ville pour Oran en compagnie d'une gitane… « …, pour une affaire… » dit-il avant de rajouter énigmatique : « cuadro flamenco ».
Guillaume est heureux de sa nouvelle maison : « Cette pauvre demeure ne me dégouta pas de mon sort. J'étais trop fatigué pour me montrer difficile. »
L'inspecteur de police Paul Leudon, un Lorrain de Fénétrange, familier du Marocain, règne en maître sur le quartier.
Guillaume s'installe, rencontre ses premiers clients, que des gens du quartier aux goûts musicaux bigarrés, obsessionnels parfois, « des voix graves de femmes brunes à cou de de taureau, des fox-trot, bien entendu des tangos, des disques polonais, juifs, tunisiens, marocains et algériens. »
Chaque soir, au seuil de son magasin, il goûte la féérie lumineuse du quartier qui éclipse la nuit, et sa musique qui monte dans le ciel. Il se découvre des souvenirs communs avec l'inspecteur Leudon, le Cheikh comme l'appelle les gens du quartier : « Nous étions devenus camarades parce que le Cheikh avait servi comme moi dans un régiment d'infanterie de montagne. »
Pourtant, Guillaume restera différent de la faune du quartier, malgré les signes d'empathie non feints, qu'il reçoit il est le dernier arrivé, l'étranger, le nouveau, celui dont on se méfie, celui qu'on peut faire plonger à sa place tant il parait naïf. « Quelle imprudence de vivre parmi les coquins. » pense-t-il même.
Ce roman écrit à la serpe, à grands coups de phrases taillées dans la réalité a un côté enchanteur, au fond, Guillaume cherche à fuir sa bonté naturelle, à la poursuite d'une rédemption pour des péchés qu'il n'a jamais commis, sauf en imagination peut-être, mais il tombe toujours sur plus mauvais que lui.
Sans prétention outrancière, l'écriture peaufinée de
Mac Orlan décrit la France de ces années noires, entre 1924 et 1931, des troubles sociaux, une police corrompue, des scandales à répétitions, les élections de 1924 et 1932 gagnées par le fameux « cartel des gauches », (drôle de concept l'association de cartel et de gauche), mais avec un bloc national toujours fort, situation qui conduira certes à la victoire du front populaire mais aussi lentement à la défaite de 1940.
Des hommes veules ou couards, cachant leurs faiblesses dans une démonstration permanente de ce qu'ils prennent pour de la force, se disputent des femmes faciles mais toujours fatales, âpres au gain, peu soucieuse de sentimentalisme :
« Avec une gueule comme vous en avez une, fit une voix de femme courroucée, on voit très bien que vous n'êtes pas plus la mère des jeux latins que celle des voluptés grecques. »
« Deux Gitanes en robe lumineuses apparurent devant nous. L'une d'elle commença à glisser la paume de sa main sur la peau d'âne. L'autre tenait un enfant dans son bras replié. de sa main libre, elle releva sa jupe rose à volant jusqu'à son ventre. »
« Toutes ces femmes se coiffaient avec soin. Certaines étaient jolies, d'autres, les plus coquines, aussi grosses que des matelots brevetés de la marine anglaise, conservaient encore les traces d'un beau visage, qui, lui aussi, faisait partie de l'uniforme. »
Guillaume Balthasar se retrouve prisonnier des ambiguïtés du
Quartier Réservé ; mais lui s'y trouve par hasard et pas nécessité, il est un héros du quotidien, de la galère, de la débrouille, de l'embrouille : « Mr Mülher, de la Compagnie générale des phonographes européens a du vous prévenir de mon arrivée. » ; il a vécu de ses talents d'auteur de chansons et le succès le fuyant s'est replié sur l'industrie du disque.
Cette écriture d'artisan, je n'ai pas dit artisanale, nous réserve des surprises, nous livre des portraits acidulés voire acides, regorge de trouvailles littéraires, déploie une poésie pragmatique et réaliste mais rarement cynique, même si la dérision n'est jamais très loin :
« Deux patins de neige solidifiés sous mes semelles me surélevaient et m'obligeaient à marcher un peu à la manière d'une Chinoise. »
« La Gitane n'était pas avec lui. Sans doute voyageait-elle seule, à cause de sa robe trop rose et de ses volants décousus. »
« Celui qui me parlait tenait une boutique d'herboristerie et d'appareils en caoutchouc d'un usage souvent incompréhensible pour les non-initiés. »
« Il aimait la grande musique et donnait aux filles des soins équivoques, ce qui lui valait des menaces impolies de la part des médecins du Dispensaire. »
« A côté de cet officier qui ressemblait à un grand comédien quelconque se tenait un petit hercule aux yeux de bouledogue. »
« C'était un Auvergnat en pleine force, grand, robuste, les jambes un peu cagneuses, mais la moustache brune, fournie et bien soignée, à cause des femmes qui l'admiraient, peut-être par prudence. »
« le café était vide. Un silence anormal rendait la petite salle étrangement sonore. »
« Elles surveillaient les passants, presque timides, défigurés par les exigences de leur imagination. »
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