Kabuki - Volume 1: Circle of Blood

Il y a parfois des comics comme ça qui défie la logique commerciale et qui n'en reste pas moins un franc succès. "Circle of blood" est le premier tome des aventures de Kabuki dans un univers indépendant. Cette minisérie en 6 épisodes et un numéro spécial "Fear the reaper" parus en 1994 sont réunis dans ce tome. L'exemplaire que j'ai lu est une réédition de 2010 qui correspond à la cinquième édition ; le succès de cette histoire est durable.

L'action se situe quelques années dans le futur au Japon. le pouvoir est partagé entre les grandes entreprises, le gouvernement et le crime organisé. Il existe une organisation secrète qui est chargée par le gouvernement de s'assurer que cet équilibre du pouvoir ne soit pas menacé. Cette organisation se compose de 8 assassins, toutes des femmes : Kabuki, Scarab, Ice, Tiger Lily, Snapdragon, Butoh et les 2 siamoises.

Ce premier tome se concentre surtout sur Kabuki, son histoire et ses missions (assassiner plusieurs seigneurs de la pègre pour éviter la main mise des activités illégales par le fils d'un des responsables du Noh). Mais le Noh a été infiltré et ses missions s'avèrent oeuvrer au déplacement de l'équilibre des pouvoirs, plutôt qu'à sa sauvegarde.

Résumé comme ça, "Circle of Blood" semble une simple histoire d'anticipation sur la base de conflits entre yakusas et gouvernement. Mais rapidement il apparaît au lecteur que ce qui intéresse David Mack ce n'est pas l'action ou les scènes de meurtre. Il se sert de son récit pour parler de racisme, de régionalisme, d'une relation mère-fille, de culture et de l'impact de la technologie sur nos vies, du poids de l'Histoire, d'apprendre à se connaître pour accepter son héritage, etc. En fait il est impossible de réduire "Circle of Blood" à un genre tellement l'auteur ne s'est pas fixé de limite.

David Mack a de l'ambition littéraire et graphique et ça se voit. Je dois avouer qu'il m'a fallu m'y reprendre à 3 fois avant de pouvoir dépasser les 10 premières pages. Il a recours à un noir et blanc qui n'a rien de commercial ou de particulièrement plaisant à l'oeil. de prime abord, le style adopté évoque un comics underground dont l'auteur en est encore aux tâtonnements (ce qui n'est pas loin d'être vrai). Mais au fur et à mesure de l'immersion dans ces dessins, il apparaît que David Mack dispose d'une grammaire graphique très sophistiquée et beaucoup mieux maîtrisée que 95% de la production habituelle. L'élément qui déconcerte le lecteur peu attentif est que Mack n'utilise pas les images seulement pour décrire des actions. Il les emploie également sous forme de juxtaposition ou de collage pour rapprocher des idées ou des concepts et faire émerger des similitudes et des points communs. Cet aspect est le signe d'un récit élaboré. Si on s'en réfère à la théorisation de la représentation du passage du temps dans la bande dessinée (théorie développée et expliquée par Scott McCloud dans Understanding Comics), la composition des pages constitue la preuve que David Mack ne se limite pas à l'action, mais que son récit est nourri également de réflexion sur des sujets plus abstraits.

Effectivement, plonger dans Kabuki demande du temps de cerveau disponible, car David Mack déroule une histoire d'espionnage structurée dans des traditions japonaises qu'il connaît. Il ne se contente pas d'utiliser quelques images pour faire touristique, il a une solide connaissance des mythes japonais et de son histoire et il s'en sert pour construire un récit imprégné de la littérature occidentale. Il n'hésite pas à lancer quelques clins d'oeil à certains de ses ainés dans la bande dessinée. Ainsi l'annonce du bulletin météo évoque fortement ceux de V for Vendetta dans lesquels les horaires des averses et leur durée sont prévus à la minute près. Il utilise la réalité quotidienne du japonais lorsque son héroïne loue un caisson pour passer une nuit loin de chez elle.

Mais très rapidement, il s'avère que, tout débutant qu'il soit, le lecteur découvre un monde déjà mature, bien abouti et nourri d'une réflexion qui n'a rien de superficielle. Par exemple, Mack insère des idées sur la place des personnalités virtuelles dans le monde de la communication. Tout auteur sait qu'il s'agit d'un terrain miné car 9 fois sur 10, 3 ans plus tard, les avancées de la technologie auront rendu obsolète toutes ces idées. Or là il n'en est rien.

Et ce qui a achevé de me convaincre de me lancer dans la lecture des 7 tomes de cette série, c'est que David Mack ne se moque ni de son lecteur, ni de son récit. Malgré son ambition littéraire, il n'en oublie pas moins de respecter les codes du récit dans lequel il s'est lancé : Kabuki commet plusieurs meurtres atroces et les assume grâce à une vision du monde et une formation qui est détaillée. Les manigances des différentes factions ont des conséquences et Mack va jusqu'au bout de la logique de ces luttes de pouvoir.

La série Kabuki sort vraiment de l'ordinaire des comics, et de la bande dessinée en général. Il faut avoir un peu de courage pour s'y aventurer mais le dépaysement est au rendez-vous et l'intelligence aussi. N'hésitez pas à lire la suite, les tomes se lisent dans l'ordre suivant : (1) Circle of Blood, (2) Dreams, (3) Mask of the Noh, (4) Skin Deep, (5) Metamorphosis, (6) Scarab : Lost in Translation (7) et The Alchemy.