Christophe Mahy est un marcheur solitaire qui ne marche pas n'importe où. A l'écart des itinéraires trop courus ou mis au goût du jour par le marché des loisirs, il prend des chemins de traverse. Pour s'égarer, sans doute, mais jamais pour se perdre. le pas sur la route, quand c'est le sien, ne se disperse pas en vains exploits ou en fausse modestie. Il y a là bien plus d'ailleurs que le fait de mettre un pied devant l'autre. Il s'agit de voir, de sentir et de ressentir. Il est question, de la première page à la dernière, d'avancer au fond de paysages ordinaires. Pour comprendre où sont les plus grands voyages. Et avant tout pour écrire. Car si on perd de vue cette réalité, ce besoin viscéral chevillé au corps et à l'âme de l'auteur, on ne pourra pas le suivre bien longtemps. Chez Mahy, et c'est de plus en plus clair au fil de tous les livres qu'il publie, c'est l'intérieur qui compte. La littérature est le moyen et la fin, l'alpha et l'oméga d'un univers mental construit dans la solitude et une sorte d'attention permanente. Il en avertit le lecteur, dans un avant-propos limpide qui établit la feuille de route : « L'attention est la lumière de la vie humaine. Elle est aussi simple que la marche à pied. Simple comme aller devant soi, sans laisser aucune empreinte ». Certes. Sauf qu'il faut être
Christophe Mahy, à la fois pour le dire aussi bien et donner naissance à des milliers de phrases habitées par cette grâce, ces petits riens qui font toute la différence entre un compte rendu de randonnée et de la poésie en prose. Car c'est bien de poésie dont il s'agit. Pas par hasard mais avec un naturel qui ne se dément pas d'ouvrage en ouvrage, depuis près de deux décennies. La première chronique, « Halages », donne le ton à ce qui emmène le lecteur jusqu'au bout du livre, jusqu'au bout de lui-même peut-être, en mêlant des éléments sans doute autobiographiques et des connexions plus intimes avec l'universel : « J'allonge le pas, vers le canal maintenant redevenu tout proche. Les yeux levés, je regarde, venue du fond de la campagne, une péniche glisser en silence au-dessus des champs, dans un frisson d'herbes sauvages et de crépuscule ». Partout et en tout lieu, c'est la même chose qui est à l'oeuvre et dont le marcheur est un élément tangible. Perdus dans les besognes quotidiennes, nous nous perdons dans nos vies sens-dessus-dessous, que la distraction et les turbulences rendent inaudibles. Mais le poète fait bonne garde. Rien ne le détourne de sa route. Il nous éclaire, de chemins en sentiers, de grèves en falaises et de collines en vallées. Il partage son expérience d'un bout du monde à portée de pas, de regard et surtout à portée de mots, comme aux confins de Charente-Maritime : « Après que la mer s'est retirée, la vasière est pleine de murmures, vaguement inquiétants. Des ruissellements sourds, invisibles, minent les terres gorgées d'eau salée. Tout est arrêté, comme suspendu à ces bruits en sourdine, venus d'on ne sait où et émis par on ne sait quoi, qui rendent tout à coup le silence plus prégnant que la mer elle-même. de temps en temps, un cri d'oiseau déchire l'air empesé et lumineux. Sans doute suis-je au bout du monde, au bout de la marche. Arrivé à destination, au bout de moi, et découvrant qu'il n'y a rien, absolument rien d'autre que cette solitude, aussi immense que le temps et l'espace, qui abolit tout désir et toute envie ». le voilà, cet arrêt du temps et de la pensée, cette sorte d'évidence libre d'elle-même. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur les connaissances profondes de l'auteur dans les domaines de la botanique et de l'ornithologie, pour ne citer que ceux-ci. Il y a du fond, beaucoup de fond. Ce livre n'est pas le fruit d'une fantaisie ou du hasard, mais celui de l'amour des belles phrases et du travail bien fait. On sent bien que l'empathie de l'auteur pour le monde est proportionnelle à son goût pour l'effacement et le retrait. Une mise à l'écart qui nourrit son écriture jusqu'au retour en Ardenne. La boucle est-elle vraiment bouclée, lorsque la marche se referme sur elle-même et nous ramène sur les hauteurs du vieux massif ? Rien n'est moins sûr. le dernier récit, « Sur les Hauts », est une ode à la lenteur, que magnifient les beautés profondes du verbe : « Alors je prends patience. Car ce sont des lieux patients, où la lenteur est de mise. Il faut savoir hésiter, à la croisée des routes forestières. S'en remettre au hasard des carrefours, entre une croix de fer et une borne de pierre grise. Il faut d'abord se réciter des noms, pour se donner le courage de l'abandon. Venir de loin, pour n'aller nulle part, frôler la frontière, revenir, se frotter aux halliers, aller au bout d'un layon, perdu dans la pénombre du crépuscule ». C'est très beau, comme tout ce qui est simple. Une lecture qui donne envie de partir au hasard des routes, dans la lumière de la poésie.