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EAN : 9782020542852
144 pages
Seuil (02/01/2004)
4.02/5   459 notes
Résumé :
Une ville, une gare, sur "une planète blanche, inhabitée". Une ville de l'Oural, mais peu importe. Dans le hall de la gare, une masse informe de corps allongés, moulés dans la même patience depuis des jours, des semaines d'attente. Puis un train, sorti du brouillard, qui s'ébranle enfin vers Moscou. Dans le dernier wagon, un pianiste raconte au narrateur la musique de son existence. Exemple parfait, elle aussi, de "l'homo sovieticus", de "sa résignation, son oubli i... >Voir plus
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La musique d'une vie c'est cette part d'humanité que nous perdons à certains moments mais qui nous habite tous. Alexeï Berg verra sa vie basculer à la veille de son concert comme tant d'autres russes. Il fuira pour éviter le camp d'internement et se retrouvera pris dans la tourmente de la guerre.
Notre héros vivra une vie solitaire, mais sera toujours habité par sa musique. Son histoire est aussi celle du peuple russe dont la destinée s'est retrouvée mélée de façon irrémédiable à la révolution et à la guerre. Tout au long de sa vie Alexeï fera preuve d'humanité et de compassion, il restera en harmonie avec lui-même. Et si la vie est une partition alors il a joué la sienne en sourdine, discrètement, dans l'anonymat mais avec maestria face à l'adversité.
Un récit grave traité sans pathos avec une grande sobriété, qui dégage une grande impression de solitude. Un excellent roman d'Andreî Makine dont j'admire le style et le talent de conteur. Comme vous l'avez deviné c'est une lecture que je conseille. Avec une superbe phrase qui résume bien ce roman :
"La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l'irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté." (p. 122)
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Aux environs des années 80, dans le hall de gare d'une ville, située au fin fond de la Russie, dans l'immensité blanche des montagnes de l'Oural, le narrateur patiente. Il attend son train pour Moscou qui ne vient pas. Il observe ses compatriotes et entretient un conciliabule intérieur auquel, il nous convie. Devant cette masse humaine qui accepte sans broncher, sa condition d'individu rééduqué, prêt à tous les sacrifices, il juge avec lucidité mais aussi colère et compassion ses semblables, totalement conscient de sa propre servitude. Il regarde ce magma humain que l'engourdissement rend indifférent, habitué à la passivité. Il détaille, avec rigueur, les comportements, les attitudes de toutes ces personnes qui attendent, assises dans l'inconfort, quel que soit leur âge comme ce vieux monsieur affalé sur le sol souillé de mégots et de neige fondue sur des feuilles de la Pravda ou cette prostituée qui parle avec des soldats. le narrateur contemple et médite. Il s'apitoie sur le sort de ces corps entassés qui tentent malgré tout de trouver leur place. Cette gare, minuscule point noir dans cette l'immensité blanche, n'est jamais que le reflet de tout un peuple rendu docile sous le joug d'une idéologie dominante.

Soudain, dans le haut parleur qui grésille, une voix annonce un retard de six heures
« Six heures de retard … Ce pourrait être six jours ou six semaines ». La formule du philosophe dissident Alexandre Zinoviev lui apparait dans sa toute puissance évocatrice :

« En deux mots latins, le philosophe avait réussi à décrire la vie des deux cent quarante millions d'êtres humains qui peuplaient, à l'époque, le pays où je suis né. « l'Homo soviéticus ».

Il a besoin de bouger et c'est à cet instant qu'il lui semble entendre, au loin, des notes de musique. Perdu dans le noir de ce hall de gare, se dirigeant les mains contre les murs, enjambant les corps, il découvre un homme assis devant un piano.

C'est ainsi qu'il va faire la connaissance d'Alexei Berg qui par petites touches au début puis ensuite, la confiance aidant, va lui raconter sa vie et remonter jusqu'à l'époque des purges de Staline dont ses parents ont été victimes.

Tout jeune pianiste, Alexeï se rappelle le jour où ses parents ont souhaité se débarrasser du violon de leur ami, le maréchal Toukhatchevski qui avait été exécuté en 37. Redoutant l'arrestation, son père avait jeté le violon dans le feu de la cheminée. Dans son affolement, ce dernier avait oublié de relâcher les cordes qui avaient émis quelques notes au contact du feu. Mais cette scène avait marqué Alexeï. Soulagés, persuadés d'être délivrés de tout risque d'emprisonnement, la vie avait repris son cours jusqu'au 24 mai 1941, date du premier concert d'Alexeï mais jamais il n'oublierait les quelques notes qui s'étaient échappées du pauvre violon qui se consummait.

Andréï Makine possède une écriture d'une puissance évocatrice qui me fascine. En cent vingt sept pages, il est capable de démontrer l'absurdité de la destinée lorsque celle-ci se trouve l'otage de la Grande Histoire. Il m'impressionne par son écriture visuelle qui me transporte, par la poésie qui s'en dégage ainsi que par la profondeur de son récit. D'un style épuré, il décrit méticuleusement l'âme de ce peuple russe, durement touché par L Histoire. Il révèle sa part d'ombre, avec empathie. Les mots font mouche : c'est ce qui rend son style si beau, si personnel, si émouvant et ce mélange de culture franco-russe qui lui donne, certainement, cette sensibilité pleine de charme. Il y a quelque chose de Stefan Zweig dans Andréï Makine, cette façon de pénétrer l'âme humaine. A chaque livre, je ressens comme l'empreinte d'un vécu douloureux qui affleure du récit. La façon dont l'auteur raconte l'histoire de ce pianiste rencontré dans un hall de gare permet de mesurer ce que ce peuple a pu endurer, comment il a été broyé sous le joug du stalinisme pour ensuite l'envoyer à l'abattoir. Il nous donne à réfléchir sur le sens du tragique que seul un russe est capable de raconter avec autant d'acuité. Malgré les épreuves qui vont jalonner l'existence de ce virtuose et malgré la période historique en question, Andréï Makine nous parle avec tendresse du peuple russe, c'est un hommage qu'il lui rend.

Récit d'une grande intensité où l'amour, la passion côtoie la répression, la guerre, la peur, la musique, en une phrase : « la musique d'une Vie » selon le ciel sous lequel nous naissons.

« La souffrance existe avant les hommes mais le mal n'apparaît qu'avec eux » Jean d'O

« Avoir souffert rend tellement plus perméable à la souffrance des autres « L'Abbé Pierre
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Aujourd'hui les amis ça va encore cailler, le souffle sibérien du Moscou-Paris est en passe de nous congeler les arpions, qu'ils disent à la météo. J'ai donc (à nouveau) penché pour une oeuvre venue du froid, histoire d'être raccord (ou maso, j'hésite encore).

Immersion dans l'immensité blanche de l'Oural. Une gare assoupie, des voyageurs en attente du train pour Moscou paralysé par la neige, voilà le point de départ d'une rencontre et d'un autre voyage, dans le temps celui-ci.

Comme dans « L'archipel d'une autre vie » le narrateur prête sa plume à la mémoire d'un homme. Cet homme âgé croisé par hasard fut, dans les années quarante, un jeune pianiste prometteur. Fracassé par les purges staliniennes et la deuxième guerre mondiale, son destin ne sera qu'une interminable errance en un douloureux exil de soi.

Témoignage imaginaire aux allures de conte cruel, ce triste réquisitoire contre les fureurs idéologiques est aussi une ode magnifique à la résistance et à la dignité de l'âme russe chère à l'auteur, cette alliance particulière de fatalisme et de pugnacité, portée ici en filigrane par une musique, la musique des phrases de Makine, la musique d'une vie, celle qui au-delà de l'absurde aura le dernier mot.


Lien : http://minimalyks.tumblr.com/
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Une gare perdue au coeur de la tempête. Dans l'immensité blanche de l'Oural, des voyageurs transis attendent un train qui ne vient pas.

Au coeur de la nuit, le narrateur fait la connaissance d'un vieux pianiste. Une rencontre qui remonte à un quart de siècle. Cette année-là, le philosophe Alexandre Zinoviev, réfugié à Munich, proposa une définition de cet « homme nouveau », façonné par plusieurs décennies de totalitarisme communiste. Une définition en forme de locution latine qui connut un succès fulgurant, avant de tomber en désuétude : « l'Homo sovieticus ».

« Et cette gare assiégée par la tempête n'est rien d'autre que le résumé de l'histoire du pays. de sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui égalise tous les délais, toutes les durées, tous les projets. Demain signifie « un jour, peut-être », le jour où l'espace, les neiges, le destin le permettront. le fatalisme... »

Le train arrive enfin. C'est la ruée. le narrateur et le vieux musicien prennent place dans une voiture de troisième classe. Au cours de l'interminable voyage qui les conduit à Moscou, le dénommé Alexeï Berg remonte le fil de sa vie. La vie d'un homme foudroyé par la fureur de l'Histoire.

1941. Alexeï Berg doit donner son premier concert à Moscou dans deux jours. Il répète sans relâche, sent monter la tension, et songe aux mots de sa mère qui lui parlait « de ces jeunes comédiennes qui affirmaient ne jamais avoir le trac et à qui Sarah Bernhardt promettait avec une indulgence ironique : « Attendez un peu, ça viendra avec le talent... » ».

Il ne le sait pas encore mais le jeune musicien vit ses derniers instants d'insouciance. La menace d'une disparition dans les geôles staliniennes rôde depuis plusieurs années. Par une étrange ironie du destin, c'est à la veille de l'accomplissement de sa vocation de pianiste, que ses parents « disparaissent », forçant Alexeï à la fuite. En fuyant le régime communiste, il va heurter de plein fouet un autre totalitarisme, le régime nazi, qui vient d'envahir la Russie, et prendre part, malgré lui, à la seconde guerre mondiale.

« La musique d'une vie » s'inscrit dans le sillon que creuse inlassablement Andreï Makine, celui de la rencontre entre l'histoire d'un homme et l'Histoire avec un grand H. La destinée fracassée du héros évoque en creux une autre destinée. Celle d'un musicien en sueur qui vient de finir son concert et entend à peine les applaudissements nourris d'une bourgeoisie moscovite tombée sous le charme d'un jeune pianiste. Cette autre vie, la vie qui attendait Alexeï Berg, le roman ne la narre jamais. Et pourtant. Elle ne cesse de hanter l'imaginaire du lecteur et souligne toute l'absurdité d'une vie ballotée au gré des vents mauvais de l'Histoire.

« La musique d'une vie » est le récit d'une résilience stupéfiante, celle d'un homme qui fait face. Face à la menace du goulag qui le poursuit inlassablement. Face à la violence inouïe de la seconde guerre. Face aux blessures. Face à l'Histoire.

Le récit du vieux musicien frappe par une forme de détachement fataliste. Alexeï n'exprime aucune d'amertume, et ne prononce jamais la phrase qui ponctue le dernier prix Goncourt : « Et si ... ». le héros ne se pose pas en victime et compose avec le jeu de cartes maudit que la destinée lui a remis. Jamais, il ne renoncera à ce don que la vie lui a donné, un don qui est tout à la fois une chance et une malédiction : son amour indéfectible pour la musique.

« Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l'irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté ».

L'odyssée de son héros permet à Andreï Makine de nous proposer sa propre définition de « l'Homo sovieticus ». A rebours du sens premier de la locution latine, qui désignait l'objectif de création d'un homme nouveau par le réalisme socialiste, le roman tente ainsi de saisir l'insaisissable, de cerner l'âme intemporelle du peuple russe, ce mélange improbable d'obstination, de résilience et de fatalisme.
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Nous sommes à la fin des années 1970, des voyageurs attendent dans le froid, la neige et dans une gare vétuste d'une grande ville de l'Oural un train qui n'arrive décidément pas. Le narrateur observe ces « homo sovieticus », âmes fatiguées et résignées qui l'entourent. Dans ce tableau son attention est captée par un vieil homme, qui profite de la présence d'un piano abandonné pour jouer quelques notes. Une fois installés dans le train pour Moscou, cet ancien, Alexeï Berg, va profiter des longues heures de voyage pour lui conter son histoire.

Tout commence à la fin des années 1930, à l'époque stalinienne. Alexeï étudie le piano au Conservatoire de Moscou. C'est un jeune talent qui se révèle, probablement à l'aube d'une grande carrière. Il est à l'affiche d'un concert qui aura lieu dans huit jours…Mais tout va basculer.

Rentrant chez ses parents, il découvre qu'ils ont été emmenés. C'est que la suspicion est partout, les dénonciations, les purges impitoyables du régime communiste sont à leur paroxysme.
Il faut fuir plus à l'Est, mais ce qu'il croyait être un refuge se révèle être un piège. Il est trahi, fuit encore, est rattrapé par la guerre. Vole son identité à un soldat mort. Les femmes se succèdent, elles l'aident quand il est blessé, transi de froid, sans abri. Il conquiert ces femmes. Souvent dans l'urgence des corps qui ont faim, sans suite. Parfois c'est un sentiment plus profond, né de la solitude de deux coeurs désespérés comme cette infirmière aux doigts curatifs marqués de teinture d'iode.
Mais la guerre n'est pas propice à l'éclosion et à l'épanouissement d'un grand amour, il faut toujours batailler, fuir, il n'y a pas de repos, pas d'histoire possible.
Blessé encore, fortement marqué dans sa chair avec une grosse balafre sur le front, il s'éloigne un peu du cataclysme, enrôlé comme chauffeur d'un Général…Il connaîtra sa fille Stella.
Mais entre les contingences de classes, les non dits, les vrais faux sentiments, les hésitations, les départs trop rapides, l'histoire d'amour qu'on pensait inéluctable ne prendra pas corps. C'est qu'Alexeï reste secret, souvent comme absent à lui-même, meurtri et usé par ce destin qui s'est acharné à lui faire perdre ce qu'il avait de plus cher, ses parents, son identité. Et surtout, il n'aura vécu ni la belle carrière de pianiste promise, ni connu le grand amour.
Une fois, un soir seulement, pour le mariage de Stella avec un autre, Alexeï le cabossé aux mains abîmées de soldat, retrouvera ses doigts magiques de pianiste virtuose, bravant les moqueries des convives.

Andreï Makine adopte une construction narrative assez proche de celle qu'il adoptera plus tard dans l'Archipel d'une autre vie, avec un narrateur initial qui n'est pas le personnage objet du récit mais qui recueille son témoignage pour nous le transmettre. On retrouve ici un sens du romanesque, une acuité formidable pour nous faire saisir l'essence de l'âme russe, du stalinisme, de la guerre, mais aussi pour peut-être livrer, subtilement, par petites touches, un peu de lui-même, de son propre passé qui reste par bien des aspects énigmatique.

L'auteur magnifie la langue française comme aucun autre. Dans un style parfait, où la raison et l'émotion s'équilibrent dans une sorte de longue mélopée intérieure, il nous raconte, sans jamais s'attendrir, comment un destin peut être brisé lorsque, par des ratés, des occasions manquées, et parfois à cause de la grande histoire qui s'en mêle, on reste à la porte de ses rêves.

Andreï Makine sait nous faire rêver en nous racontant des histoires. Ils ne sont plus tant d'écrivains à le faire, surtout avec une qualité de langue pareille. Il est décidément pour moi une des figures littéraires actuelles incontournables et exemplaires.
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Citations et extraits (73) Voir plus Ajouter une citation
Alexeï posa le verre, se tourna vers le clavier. Les rires, les conversations se turent peu à peu, mais il attendait toujours, les mains posées sur les genoux, assis très droit, l'air absent. Stella chuchota, comme un souffleur, en lançant un clin d'oeil aux invités : "Mais vas-y! Tu commences par le do avec le pouce de ta main droite..."
Quand il laissa retomber ses mains sur le clavier, on put croire encore au hasard d'une belle harmonie formée malgré lui. Mais une seconde après la musique déferla, emportant par sa puissance les doutes, les voix, les bruits, effaçant les mines hilares, les regards échangés, écartant les murs, dispersant la lumière du salon dans l'immensité nocturne du ciel derrière les fenêtres.
Il n'avait pas l'impression de jouer. Il avançait à travers une nuit, respirait sa transparence fragile faite d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l'irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté.
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Alexeï sur le front

Il avait d'ailleurs depuis longtemps appris qu'à la guerre, la vérité et le mensonge, la générosité et la dureté, l'intelligence ou la naïveté n'avaient pas la même clarté que dans la vie d'avant. Souvent lui revenait le souvenir des cadavres sur la berge d'une rivière. Mais l'horreur de ces minutes révélait à présent sa face cachée ; si le jeune Moscovite qu'il avait été alors, n'avait pas séjourné au milieu de ces morts, il aurait sans doute été brisé, dès les premiers combats, par la vue des corps éventrés. La botte qu'il avait arrachée au cadavre lui avait été comme une cruelle mais inévitable vaccination. Parfois, dans un jugement inavoué, il reconnaissait même que, à côté de ce mort déchaussé, toutes les tueries dont il était témoin lui paraissaient moins dures à vivre.

page 72
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Il n'avait pas l'impression de jouer. Il avançait à travers une nuit, respirait sa transparence fragile faite d'infinies facettes de glace, de feuilles, de vent. Il ne portait plus aucun mal en lui. Pas de crainte de ce qui allait arriver. Pas d'angoisse ou de remords. La nuit à travers laquelle il avançait disait et ce mal, et cette peur, et l'irrémédiable brisure du passé mais tout cela était déjà devenu musique et n'existait que par sa beauté.
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 La masse humaine dort. L'unique bruit nouveau est ce mâchonnement dans l'obscurité : le vieil homme étendu sur un journal s'est redressé sur un coude, a ouvert une boîte de conserve, et il mange avec une série de lapements comme font ceux qui n'ont plus beaucoup de dents. Le fracas métallique du couvercle refermé me fait grimacer par sa laideur rêche. L'homme se couche, cherche une position confortable dans le froissement des pages du journal et bientôt commence à ronfler.   

   Le jugement que j'essayais de retenir m'envahit, à la fois compassion et colère. Je pense à ce magma humain, qui respire comme un seul être, à sa résignation, à son oubli inné du confort, à son endurance face à l'absurde. Six heures de retard. Je me tourne, j'observe la salle plongée dans l'obscurité. mais ils pourraient très bien y passer encore plusieurs nuits. Ils pourraient s"'habituer à y vivre ! Comme ça, sur un journal déplié, le dos contre le radiateur, avec une boîte de conserve pour toute nourriture. La supposition me paraît tout à coup vraisemblable. D'ailleurs, la vie dans ces bourgades à mille lieues de la civilisation est faite d'attentes, de résignation, de chaleur humide au fond des chaussures. Et cette gare assiégée par la tempête n'est rien d'autre que le résumé de l'histoire du pays. De sa nature profonde. Ces espaces qui rendent absurde toute tentative d'agir. La surabondance d'espace qui engloutit le temps, qui égalise tout les délais, toutes les durées, tous les projets. demain signifie "un jour peut-être", le jour où l'espace, les neiges, le destin le permettront. Le fatalisme...

   D'ailleurs comment juger ce vieillard sur son journal déplié, cet être touchant dans sa résignation, insupportable pour la même raison, cet homme qui a certainement traversé les deux grandes guerres de l'empire, survécu aux répressions, aux famines, et qui ne pense même pas avoir mérité mieux que cette couche sur le sol couvert de crachats et de mégots ? et cette jeune mère qui vient de s'endormir et, de madone, est devenue une idole de bois aux yeux bridés, aux traits de bouddha ? Si je les réveillais et les interrogeais sur leur vie, ils déclareraient sans broncher que le pays où ils vivent est un paradis, à quelques retards de train près. Et si soudain le haut-parleur annonçait d'une voix d'acier le début d'une guerre, toute cette masse s'ébranlerait , prête à vivre cette guerre comme allant de soi, prête à souffrir, à se sacrifier, avec une acceptation toute naturelle de la faim, de la mort ou de la vie dans la boue de cette gare, dans le froid des plaines qui s'étendent derrière les rails.

   Je me dis qu'une telle mentalité a un nom. Un terme que j'ai entendu récemment dans la bouche d'un ami, auditeur clandestin des radios occidentales. une appellation que j'ai sur le bout de la langue et que seule la fatigue m'empêche de reproduire. Je me secoue et le mot, lumineux et définitif, éclate : "Homo sovieticus !

   Sa puissance jugule l'amas opaque des vies autour de moi. "Homo savieticus" recouvre entièrement cette stagnation humaine, jusqu'à son moindre soupir, jusqu'au grincement d'une bouteille sur le bord d'un verre, jusqu'aux pages de la Pravda sous le corps maigre de ce vieillard dans

on manteau usé, ces pages remplies de compte-rendus de performances et de bonheur.

    Avec une délectation puérile, je passe un moment à jouer : le mot, véritable mot-clef, oui une clef ! glisse dans toutes les serrures de la vie du pays, parvient à percer le secret de tous les destins. Et même le secret de l'amour, tel qu'il est vécu dans ce pays, avec son puritanisme officiel et, contrebande presque tolérée, cette prostituée qui exerce son métier à quelques mètres des grands panneaux à l'effigie de Lénine et aux mots d'ordre édifiants...

    Avant de m'endormir, j'ai le temps de constater que la maîtrise de ce mot magique me sépare de la foule. Je suis comme eux, certes, mais je peux nommer notre condition humaine et, par conséquent, y échapper. Le faible roseau, mais qui se sait tel, donc... " La vieille et hypocrite astuce de l'intelligentsia...", souffle en moi une voix plus lucide, mais le confort mental que m'offre l'"Homo sovieticus" fait vite taire cette contestation...
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Je m'éveille, j'ai rêvé d'une musique. Le dernier accord s'éteint en moi pendant que je m'efforce de distinguer la pulsation des vies entassées dans cette longue salle d'attente, dans ce mélange de sommeil et de fatigue.
Le visage d'une femme, là, près de la fenêtre.
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Vidéo de Andreï Makine
Augustin Trapenard reçoit Andreï Makine, écrivain, académicien, pour "L'Ancien Calendrier d'un amour", édité chez Grasset. Ce titre énigmatique fait référence à une "parenthèse enchantée" pendant laquelle Valdas et sa bien aimée peuvent vivre "en dehors de la comédie humaine" entre l'ancien calendrier de la Russie et le nouveau.  En effet, le livre raconte l'histoire d'un jeune aristocrate russe embarqué dans le tourbillon de la révolution de 1917 qui finira sa vie en France. L'homme fera l'expérience de l'amour et ne cessera jamais d'oublier celle qu'il a aimé. Son histoire c'est aussi l'histoire d'un exil, un exil qui rappelle celui connu par l'auteur. 

Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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