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EAN : 9782358720953
248 pages
La Fabrique éditions (10/04/2017)
4.15/5   23 notes
Résumé :
Du delta du Nil aux cercles polaires, le constat est effrayant : la Terre se réchauffe dans des proportions qui nous mènent aujourd'hui au seuil de la catastrophe. Le concept d'Anthropocène, s'il a le mérite de nommer le problème, peine à identifier les coupables et s'empêtre dans le récit millénaire d'une humanité pyromane. Or si l'on veut comprendre le réchauffement climatique, ce ne sont pas les archives de "l'espèce humaine" qu'il faut sonder mais celles de l'Em... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Dans Tout peut changer, Naomie Klein n'accorde que peu d'importance aux théories qui font de l'homme en général, de l'espèce humaine en somme, le responsable du changement climatique. L'origine du mal, pour elle, est bien à situer en ces temps modernes qui ont vu l'accélération de l'accumulation du capital et dont la nocivité s'est encore accrue depuis que l'idéologie néolibérale est venue jeter de l'huile sur ce feu qui consume système terrestre. Contre la théorie de l'anthropocène qui tend à diluer la responsabilité, il s'agit donc de mener l'enquête pour rendre aux coupables ce qui appartient aux coupables et savoir comment mener la lutte. Car, oui, cet essai un combat que mène Malm, celui pour le rétablissement de la vérité sur les mécanismes du dérèglement climatique
Présenter certaines relations sociales comme des propriétés naturelles de l'espèce n'a rien de nouveau. Déhistoriciser, universaliser, éterniser et naturaliser un mode de production spécifique à une époque et à des lieux donnés – sont des stratégies classiques de légitimation idéologique. Elles bloquent toutes perspectives de changement. Si le productivisme (business-as-usual) est le résultat de la nature humaine, comment peut-on imaginer quelque-chose de différent ? Il est parfaitement logique que les partisans de l'anthropocène et les modes de pensée associées soutiennent de fausses solutions qui évitent la remise en question du capital fossile (comme la géo-ingénierie de Mark Lynas et Paul Crutzen, l'inventeur du concept d'anthropocène) ou prêchent la défaite et le désespoir, comme dans le cas de Paul Kingsnorth. D'après ce dernier, « il est maintenant clair que mettre fin au changement climatique est impossible » – et naturellement, la construction d'un champ éolien est tout aussi néfaste que l'ouverture d'une mine de charbon, car les deux défigurent le paysage.
Sans antagonisme, rappelle Andreas Malm, il ne peut y avoir de changement dans les sociétés humaines. La catégorie d'espèce s'agissant du changement climatique, n'entraîne que la paralysie. Si tout le monde est à blâmer, alors personne ne l'est. Pourtant, l'Histoire (l'investigation historique) nous raconte une toute autre histoire, si l'on veut bien se donner la peine de chercher.
1. Puisque la machine à vapeur est largement considérée comme la locomotive originelle de la croissance économique, elle-même très fortement corrélée à l'accroissement du dérèglement climatique (car en l'espèce la question des températures ne doit pas être le seul indicateur à retenir), Malm rappelle que le choix de cette force motrice dans la production de marchandises n'a pas été l'apanage de l'espèce, car il présupposait, pour commencer, l'institution du travail salarié. Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont mis en place cette nouveauté, à savoir une petite minorité, en Grande-Bretagne même – tous mâles et tous blancs –, soit une classe d'hommes représentant une fraction infime de l'humanité au début du XIXe siècle.

2. Quand les impérialistes britanniques ont pénétré dans le nord de l'Inde à la même période, ils sont tombés sur des filons de charbon qui étaient (à leur grand étonnement) déjà connu des autochtones : les Indiens, qui possédant les connaissances pour creuser, brûler et générer de la chaleur à partir du charbon, se fichaient du carburant ! Les Britanniques, eux recherchaient désespérément du charbon dans le sol pour propulser les bateaux à vapeur par lesquels ils transportaient vers la métropole les richesses et matières premières arrachées aux paysans indiens, et vers les marchés intérieurs leurs excédents de produits en coton. le problème était qu'il n'y avait pas de travailleurs volontaires pour descendre dans les mines. Les Britanniques organisèrent donc un système de travail contraint, obligeant les fermiers à travailler dans les mines et à fournir le combustible nécessaire pour l'exploitation de l'Inde.

3. La plupart des émissions du XXIe siècle proviennent de Chine. Mais le facteur essentiel de cette explosion n'est pas la croissance de la population chinoise ni la consommation de ses ménages ni ses dépenses publiques : c'est l'énorme expansion de l'industrie manufacturière implantée en Chine par les capitaux étrangers, afin d'extraire une plus-value de la main-d'oeuvre locale considérée, au tournant du millénaire, comme extrêmement bon marché et disciplinée. Ce changement participe d'un assaut mondial contre les salaires et les conditions de travail – les travailleurs du monde entier étant menacés par les délocalisations opérées par le capital vers leurs homologues chinois, lesquels ne pouvaient être exploités que par les moyens de l'énergie fossile, en tant que substrat matériel indispensable. En somme, l'explosion consécutive des émissions est l'héritage atmosphérique de la lutte des classes.

4. Il n'y a probablement pas d'industrie qui rencontre autant d'opposition populaire partout où elle veut s'établir que l'industrie du gaz et du pétrole. Comme Klein le raconte si bien, les collectivités locales sont en révolte contre la fracturation hydraulique, les pipelines et le forage, de l'Alaska au Delta du Niger, de la Grèce à l'Équateur. Mais contre elles se dresse un intérêt supérieur, récemment exprimé avec une clarté exemplaire par Rex Tillerson, PDG d'Exxon Mobil : « Ma philosophie est de faire de l'argent. Si je peux forer et faire de l'argent, alors c'est ce que je veux faire. » Tel est l'esprit du capital fossile personnifié.

5. Les États capitalistes avancés continuent d'élargir et de renforcer sans relâche leurs infrastructures d'exploitation fossile (construisant de nouvelles autoroutes, de nouveaux aéroports, de nouvelles centrales électriques à charbon) toujours adaptées aux intérêts du capital, sans jamais consulter les populations sur ces questions. Ce n'est qu'au prix d'un véritable aveuglement intellectuel, que l'on peut soutenir que « nous sommes tous impliqués » (Paul Kingsnorth ) dans de telles politiques. Comme le souligne encore Mallm, combien d'Américains sont impliqués dans les décisions qui accroissent la part du charbon dans le secteur de l'énergie électrique ? Combien de Suédois devraient être blâmés pour avoir imposé une nouvelle autoroute autour de Stockholm – le plus grand projet d'infrastructure dans l'histoire moderne suédoise – ou pour l'appui de leur gouvernement aux centrales électriques à charbon en Afrique du Sud ? Les illusions les plus extrêmes à propos de la parfaite démocratie du marché sont nécessaires pour maintenir la notion du « nous tous » conduisant le train.
6. Et c'est peut-être le plus évident : peu de ressources sont si inégalement consommées que l'énergie. Les 19 millions d'habitants de l'État de New York consomment à eux seuls plus d'énergie que les 900 millions habitant l'Afrique subsaharienne. La consommation d'énergie d'un paysan pratiquant l'élevage de subsistance dans le Sahel peut facilement être 1000 fois moindre que celle d'un Canadien moyen. Un seul citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens éthiopiens, tchadiens, afghans, maliens ou burundais ; combien émet un millionnaire américain moyen – et combien de fois plus qu'un travailleur moyen américain ou cambodgien ?
L'empreinte d'un individu sur l'atmosphère varie énormément selon l'endroit où il est né. L'humanité, en conséquence, est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité. En bref, comme le démontre Andreas Malm, notre époque géologique n'est pas celle de l'humanité, mais celle du capital. Il est urgent d'en prendre conscience, sinon, comme le dit encore Naomie Klein, « nous sommes coincés car les actions qui nous permettraient d'éviter la catastrophe – et qui bénéficieraient à une vaste majorité – sont extrêmement menaçantes pour une élite qui a la mainmise sur notre économie, notre processus politique et la plupart de nos grands médias ».
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En analysant notamment la substitution de l'hydraulique par le charbon dans l'industrie cotonnière britannique et le développement forcené du charbon indien, une brillante et solide démonstration historique de la responsabilité du capital dans le réchauffement climatique, plutôt que celle de la trop vague « espèce humaine ».

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/03/05/note-de-lecture-lanthropocene-contre-lhistoire-le-rechauffement-climatique-a-lere-du-capital-andreas-malm/

Alors qu'il y a encore des sceptiques, sincères ou non, pour douter de la notion même d'anthropocène et d'impact décisif de certaines activités humaines sur le climat, les gens sérieux se soucient depuis déjà quelque temps de contribuer à mieux orienter l'effort indispensable de freinage et de correction, en introduisant une distinction essentielle (certains auteurs utiliseront pour cela le terme plus précis de capitalocène). Ce n'est pas l'espèce humaine prise dans son ensemble qui a déversé et déverse un volume ahurissant de CO₂ dans l'atmosphère, mais bien une fraction de l'espèce : celle qui a créé ou hérité les leviers d'investissement dans les technologies fossiles, et qui se bat sans douceur aucune pour la défense du capital accumulé (et du droit de le faire fructifier sans retenue) en relation à elles.

Le chercheur et activiste suédois Andreas Malm, qui s'est acquis une notoriété méritée désormais avec son essai tonique de 2020, « Comment saboter un pipeline », fait partie depuis longtemps déjà de ces gens sérieux. Reposant sur des articles précédemment publiés (« Les origines du capital fossile » dans Historical Materialism en 2013, « Qui a allumé ce feu ? » dans Critical Historical Studies en 2016 et « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » dans Socialist Register en 2016 également), remaniés et réagencés, le présent ouvrage a été publié en 2016, et traduit en français en 2017 par Étienne Dobenesque pour La Fabrique. Il s'attache précisément à une démonstration argumentée de la responsabilité spécifique des détenteurs du capital dans le triomphe non maîtrisé de l'énergie fossile d'une part, et dans sa redoutable persistance d'autre part, en mobilisant aussi bien les ressources de la recherche historiographique la plus pointue que les détours fictionnels permettant de jauger les emprises et les désincarcérations possibles de l'imaginaire fossile – et en renvoyant au passage les grands récits de nombreux méga-vulgarisateurs, même inspirés, à leurs biais idéologiques profonds.

Parcourant avec détermination les études du « climat dans l'histoire » pour approcher « l'histoire dans le climat », l'ouvrage opère les rapprochements nécessaires entre diverses études longtemps disjointes (celle sur le développement du charbon en Inde par le colonisateur britannique est particulièrement, si l'on ose dire, lumineuse – et on aura au passage une pensée émue pour le Jules Verne des « Indes noires »), renvoie habilement dos à dos ExxonMobil et le stalinisme extractiviste, montre patiemment comment le charbon l'emporte sur l'hydraulique au début du XIXe siècle pour des raisons qui tiennent bien davantage au contrôle social et à la maîtrise des mouvements ouvriers qu'à des vertus économiques directes (pourtant mises en avant, y compris jusqu'à aujourd'hui), tangente les réflexions de Paul Virilio et de Zygmunt Bauman sur la recherche capitaliste de liquidité et de fluidité, et se penche aussi sur les imaginaires du capital fossile par le biais rusé des romans de Ghassan Kanafani (son « Des hommes dans le soleil » de 1962 tout spécialement), du « Dans la lumière » de Barbara Kingsolver ou du « Solaire » de Ian McEwan (dont il montre les points aveugles que Mark Bould détaillera, avec bien d'autres, dans son « The Anthropocene Unconscious » de 2021, dont on vous parlera prochainement sur ce blog), ou même du « Typhon » de Joseph Conrad, en un magnifique exercice de transition énergétique comparée. À la recherche de moyens techniques et politiques de conjurer la catastrophe annoncée, il rejoint largement, dans ses analyses comme dans ses intuitions, des mises en scène aussi nécessairement radicales que celles du « Ministère du Futur » de Kim Stanley Robinson (car, peut-on y lire en substance, le temps de la « Trilogie climatique » est désormais largement écoulé). Et c'est ainsi que « L'anthropocène contre l'histoire », brillant et documenté, est un ouvrage particulièrement précieux en ces temps de brume encore et toujours entretenue par les tenants du « business-as-usual ».
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Un essai intéressant mais très focalisé sur l'économie.
L'auteur avance la thèse que les historiens et climatologues se sont trompés en parlant d'"anthropocène" pour désigner notre époque.
Pour lui, il serait plus judicieux de parler de "capitalocène" car ce n'est pas l'homme en soi qui serait à l'origine du réchauffement climatique mais plus précisément une partie de l'humanité représentée par les capitalistes, les investisseurs ( donc à l'origine les colonisateurs ).
Même si l'idée est pertinente et que l'auteur étaie son hypothèse d'une foule de données historiques ( rendant ma lecture ardue ), ma lecture parallèle de Sapiens de Yuval Noah Harrari, qui décrit au contraire Homo Sapiens comme une espèce dès l'origine violente et avide, m'a définitivement éloignée de la thèse de cet essai.
J'ai donc préféré interrompre ma lecture même si l'essai présente une vision historique et sociale intéressante et propose des axes de réflexions passionnants car je n'arrivais plus à m'y intéresser suffisamment pour rester concentrée.
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Citations et extraits (12) Voir plus Ajouter une citation
Quant à la question des moteurs du changement climatique, la naturalisation a une forme aisément reconnaissable. « Des rapports sociaux de production entre personnes se présentent comme des rapports entre des choses et des personnes, ou encore des relations sociales déterminées apparaissent comme des propriétés naturelles sociales de choses », pour le dire avec Karl Marx : la production est « enclose dans des lois naturelles éternelles, indépendantes de l’histoire, (ce qui permet) de glisser en sous-main cette idée que les rapports bourgeois sont des lois naturelles immuables de la société conçue in abstracto » – ou de l’espèce humaine conçue in abstracto. Cela a pour effet d’interdire toute perspective de changement. Si le réchauffement mondial est le résultat de la maîtrise du feu, ou de toute autre propriété de l’espèce humaine acquise lors d’une phase lointaine de son évolution, comment même imaginer un démantèlement de l’économie fossile ? Ou : « l’Anthropocène » est peut-être un concept et un récit utile pour les ours polaires, les amphibiens et les oiseaux qui veulent savoir quelle espèce dévaste à ce point leurs habitats, mais il leur manque hélas la capacité d’analyser les actions humaines et d’y résister. Au sein du règne humain en revanche, la pensée du changement climatique fondée sur l’espèce conduit à la mystification et à la paralysie politique. Elle ne peut pas servir de base à la contestation des intérêts particuliers du business-as-usual indissociable de l’économie fossile. La lutte pour éviter une succession de chaos et commencer à œuvrer à la stabilisation du climat nécessiterait sans doute un équipement analytique d’un autre type.
Ce livre propose une critique du récit de l’Anthropocène à partir de points de vue variés et esquisse d’autres manières de voir et de comprendre ce monde qui se réchauffe rapidement : comme un monde de fractures profondes entre les humains. Les deux premiers chapitres analysent les racines de la situation actuelle, en s’intéressant à l’essor de la vapeur dans l’Empire britannique au XIXe siècle. Le troisième chapitre est une lecture de plusieurs ouvrages de fiction sur les combustibles fossiles, à la lueur de ce que nous savons désormais de leurs conséquences. Le quatrième suit ces fractures dans notre présent : quels sont les effets des désastres climatiques actuels sur les luttes pour la liberté et la justice ? Des gens comme les petits paysans et les travailleurs de l’économie informelle du sud-ouest d’Haïti peuvent-ils être protégés des effets du changement climatique ? Y a-t-il une manière de réduire drastiquement les risques auxquels ils font face actuellement ? Quelle que soit la réponse à ces questions, une chose semble certaine : les antagonismes entre humains ne vont pas disparaître. Le réchauffement climatique en est un résultat, et il ne fera que les attiser davantage.
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Selon la première version du récit de l’Anthropocène classique, la révolution industrielle marque le commencement d’une perturbation humaine à grande échelle du système terrestre, dont la manifestation la plus visible est l’évolution du climat. Dans son article de 2002, Crutzen suggérait, plus précisément, que l’invention de la machine à vapeur par James Watt avait inauguré la nouvelle ère, et c’est cette chronologie qui s’est imposée : dans la florissante littérature sur l’Anthropocène, la machine à vapeur est souvent désignée comme l’artefact qui a libéré les potentiels de l’énergie fossile et donc catapulté l’espèce humaine dans une position de domination générale. C’est une analyse bien fondée dans la mesure où la vapeur a en effet déterminé un saut qualitatif dans l’économie fossile, qu’on peut définir très simplement comme une économie de croissance autonome basée sur la combustion d’énergie fossile et générant donc une croissance soutenue des émissions de CO₂.
Les théoriciens de l’Anthropocène ont en fait peu de choses à dire des causes réelles de l’essor de la vapeur, mais ils proposent bien un cadre général pour comprendre le passage aux combustibles fossiles pendant la révolution industrielle, qui, pour des raisons de nécessité logique, est déduit de la nature humaine. Si la dynamique avait un caractère plus contingent, le récit d’une espèce entière – l’anthropos en tant que tel – accédant à la suprématie biosphérique serait difficile à faire tenir : « la géologie du genre humain » doit avoir ses racines dans les propriétés de cet être. Sans quoi elle ne serait qu’une géologie d’une entité plus réduite, peut-être un sous-ensemble de l’Homo sapiens sapiens. Même chez les auteurs qui ne font remonter l’Anthropocène qu’à l’époque de Watt (et non à celle de l’essor des civilisations agricoles, comme dans l’hypothèse de l’ « Anthropocène précoce »), le détonateur est souvent situé dans la nuit des temps, amorcé avec l’évolution primordiale de l’espèce humaine.
Ainsi, un élément fondamental de la narration de l’Anthropocène est la manipulation du feu : la voie de l’économie fossile a été tracée le jour où nos ancêtres hominidés ont appris à contrôler le feu. Voilà « le déclencheur d’évolution essentiel de l’Anthropocène », selon les termes de deux éminents climatologues : la combustion d’énergie fossile est la conséquence du fait que « bien avant l’ère industrielle, une espèce de primate particulière a appris comment exploiter les réserves d’énergie stockées dans le carbone détritique. » (…)
Mais toutes les données empiriques dont nous disposons sur le passage aux combustibles fossiles dans la Grande-Bretagne du XIXe siècle – le pays où tout a commencé – auraient tendance à nous indiquer une autre direction. Il se trouve que les machines à vapeur n’ont pas été adoptées par des délégués naturels de l’espèce humaine : en réalité, par la nature même de l’ordre social, elles ne pouvaient être installées que par les propriétaires des moyens de production. Constituant une infime minorité même en Grande-Bretagne, cette classe représentait une fraction infinitésimale de la population d’Homo sapiens sapiens au début du XIXe siècle. De fait, c’est une petite coterie d’hommes blancs britanniques qui a littéralement pointé la valeur comme une arme – sur mer et sur terre, sur les bateaux et sur les rails – contre la quasi-totalité de l’humanité, du delta du Niger à celui du Yangzi Jiang, du Levant à l’Amérique latine. Le deuxième chapitre revient brièvement sur certains épisodes de cette histoire mondiale de la vapeur. Les capitalistes d’un petit bout de territoire du monde occidental ont investi dans cette technologie, posant la première pierre de l’économie fossile : et à aucun moment l’espèce n’a voté pour cela, avec ses pieds ou dans les urnes, ni défilé à l’unisson, ni exercé aucune sorte d’autorité commune sur son destin et celui du système terrestre.
La capacité de manipuler le feu est bien entendu une condition nécessaire au commencement de la combustion d’énergie fossile en Grande-Bretagne. Tout comme le sont l’utilisation d’outils, le langage, le travail collaboratif et un grand nombre d’autres facultés humaines – mais ce sont des conditions nécessaires insignifiantes, sans rapport avec le résultat qui nous intéresse. C’est une erreur souvent mentionnée dans les manuels d’historiographie. Invoquer des causes extrêmement lointaines de ce genre revient à « expliquer le succès des pilotes de chasse japonais par le fait que les premiers hommes ont développé une vision binoculaire et des pouces opposables. On s’attend à ce que les causes invoquées soient plus directement liées aux conséquences », sans quoi on les considère comme négligeables, comme le souligne John Lewis Gaddis. Les tentatives d’imputer le changement climatique à la nature de l’espèce humaine semblent condamnées à cette sorte d’inanité. Pour le dire autrement, on ne peut invoquer des forces transhistoriques – et qui concerneraient toute l’espèce – pour expliquer l’apparition d’un ordre nouveau dans l’histoire tel que la production mécanisée, grâce à la vapeur, de marchandises destinées à l’exportation sur le marché mondial.
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Si le réchauffement mondial est le résultat de la maîtrise du feu, ou de toute autre propriété de l’espèce humaine acquise lors d’une phase lointaine de son évolution, comment même imaginer un démantèlement de l’économie fossile ? Ou : « l’Anthropocène » est peut-être un concept et un récit utile pour les ours polaires, les amphibiens et les oiseaux qui veulent savoir quelle espèce dévaste à ce point leurs habitats, mais il leur manque hélas la capacité d’analyser les actions humaines et d’y résister. Au sein du règne humain en revanche, la pensée du changement climatique fondée sur l’espèce conduit à la mystification et à la paralysie politique. Elle ne peut pas servir de base à la contestation des intérêts particuliers du business-as-usual indissociable de l’économie fossile. La lutte pour éviter une succession de chaos et commencer à œuvrer à la stabilisation du climat nécessiterait sans doute un équipement analytique d’un autre type
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L’une des interventions les plus citées et les plus influentes dans le débat sur l’Anthropocène est celle de Dipesh Chakrabarty, qui, dans son essai « Le climat de l’histoire : quatre thèses », réfléchit à certains des pièges de cette pensée fondée sur l’espèce, mais finit par y adhérer comme à un projet nécessaire. L’humanité est réellement constituée comme un agent-espèce universel qui « émerge tout à coup au sein du danger qu’est le changement climatique », jamais plus nettement qu’au cours des catastrophes emblématiques de cette nouvelle époque : « À la différence de ce qui se passe lors des crises du capitalisme, il n’y a pas ici de canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés (comme on peut le constater à propos de la sécheresse en Australie, ou des récents incendies dans les quartiers aisés de Californie). » Mais l’argument ne tient pas. Il néglige ouvertement les réalités d’une vulnérabilité différenciée à toutes les échelles de la société humaine : voyez Katrina dans les quartiers noirs et blancs de La Nouvelle-Orléans, ou la montée du niveau de la mer au Bangladesh et aux Pays-Bas, ou, au moment même où j’écris ces lignes, l’ouragan Matthews à Haïti et en Floride, de même que pratiquement tout autre effet, direct ou indirect, du changement climatique. Dans un avenir prévisible – du moins, tant qu’il y aura des sociétés humaines sur Terre – il y aura des canots de sauvetage pour les riches et les privilégiés. Si le changement climatique représente une forme d’apocalypse, celle-ci n’est pas universelle mais inégale et combinée : l’espèce est une abstraction en bout de chaîne tout autant qu’à la source.
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En outre, 2 milliards de personnes, soit près d'un tiers de l'humanité, n'ont pas accès à l'électricité, si bien que comme l'écrit Vaclav Smil, "la consommation moyenne d'énergie moderne d'un Canadien moyen est sans doute plus de mille fois supérieure à celle d'un pasteur du Sahel". Selon le lieu où on nait un spécimen d'Homo Sapiens, son empreinte sur l'atmosphère peut varier dans un rapport de 1 à plus de 1000. Compte tenu de ces variations gigantesques - dans l'espace comme dans le temps : le présent et le passé - L'humanité semble une abstraction bien trop faible pour porter le fardeau de la causalité. (p. 12-13)
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