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Critique de Belem


Ce roman a connu un destin tout particulier, qui illustre bien l'influence que peut avoir la littérature sur l'imaginaire collectif, et même, dans ce cas, sur la mémoire historique.
Mais commençons par le roman en lui-même : Abdoulaye Mamani l'a écrit en 1980, d'après des sources orales.
Sarraounia veut dire « la reine » en langue haoussa. (Il s'agit d'un titre héréditaire qui se transmet depuis probablement le 17e siècle à celle qui devient la chef politique et religieuse du village animiste de Lougou, au Niger).
L'auteur raconte en fait l'histoire d'une reine particulière : Sarraounia Mangou, devenue mythique, celle qui a combattu la colonne militaire française menée par le capitaine Paul Voulet, le 16 avril 1899. La colonne Voulet-Chanoine avait pour mission d'asseoir l'autorité française du Sénégal jusqu'au Tchad, contre un trafiquant d'armes et d'esclaves menaçant ses intérêts, contre l'avancée vers l'ouest des britanniques, mais surtout contre la population africaine qui aurait des velléités de rébellion.
C'est cette histoire que raconte Abdoulaye Mamani : un épisode de la conquête coloniale, brutal, destructeur, raciste. le capitaine Voulet fut particulièrement meurtrier, pillant et rasant des dizaines de villages, allant bien au-delà de ce que l'armée coloniale attendait de lui (ce qui causa sa perte).

La légende orale qui s'est transmise jusqu'en 1980 (dans cette région du sud-ouest du Niger uniquement), et que reprend l'auteur, faisait de cette Sarraounia une résistante, qui a combattu les troupes coloniales, alors que les autres régions capitulaient rapidement, ou même collaboraient avec les colonisateurs (français ou anglais, selon les alliances).
Les archives de l'armée française, par contre, ne mentionnent à aucun moment le rôle d'une fougueuse femme chef de guerre, ayant rassemblé et pris la tête des guerriers Azna. Elles font bien état de combats violents à Lougou, le 16 avril 1899, et d'autres villages « hostiles ». Mais seul un document évoque une espèce de sorcière qui pensait que sa magie pourrait vaincre les fusils des soldats. Volonté délibérée de minimiser toute résistance africaine de la part des colonisateurs ? Qui plus est organisée par une femme ? Ou bien les officiers français n'ont-ils pas vu la même chose que les témoins africains ?
De ce mythe – répandu uniquement autour de ce village qui n'existe plus, les habitants s'étant installés ensuite à Dogondoutchi – Abdoulaye Mamani a fait la trame de son roman, mais en modifiant un peu la légende : il a fait de cette Sarraounia une guerrière redoutable, belle et sensuelle, l'affuble de deux amants, etc. (or, selon la légende, la reine n'est dotée que de pouvoirs magiques, et renonce aux plaisirs terrestres dès qu'elle devient Sarraounia).
De plus, à la fin du roman, A. Mamani fait dire à Sarraounia un discours social et politique, qui sera perçue comme le rêve utopique de l'auteur (opposant politique au Niger, et sortant de prison) d'un pays africain idéalisé, qui accueillerait toutes les minorités et tous les opprimés, quel que soit leur religion ou leurs croyances.
Du coup, certains vont reprocher à Mamani d'avoir falsifié la réalité. Ce à quoi Mamani répondra qu'il a écrit une histoire romancée, et non un livre d'Histoire. Pourtant, c'est son roman qui va bientôt tenir lieu de vérité historique !
Et c'est là que l'oeuvre de fiction ne dépasse pas seulement la réalité : elle devient la réalité. de mythe local, Sarraounia est devenue, par l'intermédiaire d'un roman, un événement historique officiel du Niger !
Ce roman connaît en effet un immense succès au Niger. La Sarraounia, qui était inconnue en dehors de sa région avant 1980, devient l'emblème de la résistance anti-coloniale et de l'honneur retrouvé dans tout le Niger, en Afrique de l'ouest, puis finalement au sein de tout le courant panafricaniste. Au Niger, elle fait son apparition dans les manuels scolaires du CM1, et au Lycée, comme symbole de la résistance africaine. On crée des chansons, des danses folkloriques reprennent son histoire... oui mais... l'histoire racontée par Mamani dans son roman ! (Cependant, de nos jours, le côté « guerrière » et « femme libre » racontée par Mamani s'est fortement atténué... ne subsiste souvent plus que le côté... folklorique !)

Finalement, le roman mérite vraiment d'être lu. Il est aujourd'hui assez difficile à trouver, mais je pense qu'il ne faut pas le rater (je l'ai moi-même emprunté à un copain, mais je sauterai dessus dès que je verrai un autre exemplaire !) Mamani, même s'il a pris quelques libertés avec la réalité, exprime un espoir profond qui sera celui de toute une génération d'intellectuels africains, chantres du panafricanisme : d'abord résister à la (néo-)colonisation, dépasser les clivages tribaux, ethniques, pour l'émergence d'une société africaine fraternelle, accueillante de tous les peuples qui la composent.
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