AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de oblo


Sur un lit, un homme, lunettes rondes et chemise bleue, est allongé. Il demande à un autre homme, chevelure poivre et sel, assis avec lui dans la même pièce, à voir son chef ; l'autre répond qu'ici, il n'y a pas de chef. L'homme en chemise bleue est l'ambassadeur des États-Unis en France, celui à la chevelure poivre et sel est un activiste politique d'extrême-gauche, et son ravisseur. Deux hommes se font face, sans fonctions ni idées, dans une fermette isolée de la Brie. Bientôt, le sang coulera, sans distinction de classe ou de nationalité. Bientôt le système avalera cette humanité. Adaptation du roman de Jean-Patrick Manchette, Nada est un roman graphique noir qui, dans le Paris du début des années 1970, évoque le terrorisme rouge et les méthodes de barbouzes d'une certaine police. Surtout, Nada questionne la légitimité de l'usage de la violence en politique, de quelque bord que l'on se trouve.

Le roman graphique s'appuie d'abord sur un travail graphique remarquable de Max Cabannes. Son dessin réaliste rend parfaitement tant les décors que les ambiances. le Paris des années 1970 est très bien reconstitué, des zincs des bistrots aux intérieurs plus ou moins coquets des appartements particuliers, des ministères ou des maisons de prostitution de luxe. Pluie et neige ajoutent à l'ambiance un côté tantôt crépusculaire, tantôt immaculé. Cabannes use aussi de traitements chromatiques différents sur la même planche, ce qui permet de mettre en valeur tel personnage ou telle action.

Le schéma de narration est relativement simple. Un groupe d'action, dénommé Nada, formé de six personnes, monte une opération pour enlever l'ambassadeur des États-Unis et en réclamer une rançon. Buenaventura Diaz est le cerveau de l'opération ; D'Arcy, instable et alcoolique, représente la violence aveugle ; Treuffais est un professeur de philosophie désabusé par le monde moderne et il est le pendant intellectuel non-violent de Diaz ; Véronique Cash, ancienne prostituée et vraie pasionaria du récit, tombe sous le charme d'Épaulard, contacté en tant qu'expert, et qui participa lui-même à des opérations au cours de la décennie précédente, pour lesquelles il a connu l'exil ; de Meyer, enfin, dont le couple bat sérieusement de l'aile, on ne sait presque rien, sinon qu'il est extrêmement jeune. L'opération est un demi succès, car si le rapt réussit, des policiers sont tués par le commando. Pour une action rapide, le directeur de cabinet du ministre de l'Intérieur met sur la piste des ravisseurs le commissaire Goémond, aux méthodes illégales et expéditives. L'épilogue de l'histoire a lieu dans une ferme briarde dans un siège sanglant dont ne ressort vivant qu'un seul membre du commando. Un ultime face-à-face met aux prises Diaz et Goémond, symboles à eux seuls d'un activisme politique violent et d'un État prêt à tout pour ne pas être déstabilisé.

Dès le début du récit, une interrogation demeure sur l'utilité de la violence dans le combat politique. Treuffais, pour cette raison, est exclu de l'opération par Diaz. En réalité, par sa mise en scène et son omniprésence, la violence est discréditée par la narration, peu importe la raison - s'il y en a une - qui est invoquée. le contexte du terrorisme rouge est très prégnant à cette époque, que ce soit en Allemagne ou en Italie. La question se pose alors de savoir si la violence permet de faire avancer la cause, et si son influence auprès de l'opinion publique est davantage positive ou négative. Pour éviter les conflits idéologiques et rester dans l'interrogation philosophique, les auteurs évitent soigneusement de classer les personnages selon les branches de l'extrême-gauche (maoïsme, marxisme ...). Epaulard, par exemple, ne se réclame d'aucune d'entre elles, et s'agrège à l'action du groupe autant par désoeuvrement que par sympathie pour Diaz. Si la violence trouve une justification intellectuelle dans le combat idéologique de classe - l'ambassadeur, en sa qualité, représente le capitalisme américain -, elle est souvent immonde et injustifiable. Ainsi D'Arcy qui tue le policier avec sa fronde le fait par haine du flic, plutôt que par nécessité ou par obligation idéologique. de la même manière, et dans l'autre camp, l'assaut ultra violent de la ferme mené par Goémond est dirigé par la haine des gauchistes. Dans les deux cas la violence est aveugle - de la même façon, les coups de feu échangés avant la prise d'assaut de la ferme sont tout autant aveugles - et manifestement hors du droit. Quant à l'enseignement qu'en tire Diaz, il démontre bien la double inutilité de l'usage de la violence chez les militants d'extrême-gauche : non seulement elle représente une défaite sur le plan physique et moral (la mort des preneurs d'otage est approuvée par l'opinion publique, au lieu de diriger celle-ci vers l'acceptation du grand soir) mais elle justifie aussi l'existence d'un État coercitif dans sa fonction proclamée de protecteur du peuple. Une sorte de désespoir plane alors sur les sympathisants de Marx, Lénine ou Mao. En effet, la publicité de leurs arguments ne peut que passer par les canaux des médias nationaux qui, partie intégrante du système politique, dénigre ces mouvements.

Derrière le polar se cache une histoire politique. Nada signifie rien en espagnol, comme ce que ces hommes et ces femmes sont prêts à laisser à un État considéré comme un ennemi, comme la profession de foi d'un nihilisme qui rejette les valeurs bourgeoises et toute contrainte sociale. Nada, comme ce que dira Treuffais à Goémond malgré la torture, comme le degré de pitié dont peuvent faire preuve Goémond ou le directeur de cabinet vis-à-vis de leurs semblables. Nada, comme l'ultime manifeste d'une idéologie révolutionnaire et combattante qui échoue. Au moins la littérature et la bande-dessinée peuvent réhabiliter ces hommes et ces femmes, et en montrer l'humanité, ses faiblesses d'exécution et sa force de croyance en un avenir meilleur.
Commenter  J’apprécie          50



Ont apprécié cette critique (4)voir plus




{* *}