AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Sarindar


Qu'une conjonction de circonstances puisse être à l'origine d'un chef-d'oeuvre, c'est ce que l'on peut vérifier dans la genèse de la nouvelle de Thomas Mann intitulée La Mort à Venise.
Faisant un séjour dans la lagune en mai 1911, Mann suivait dans la presse germanophone les nouvelles du terrible voyage que faisait le compositeur Gustav Mahler qui, revenu de New York avec une santé qui se dégradait de jour en jour, avait droit à un bulletin quasi quotidien dans les journaux tandis qu'il regagnait Vienne où il allait rendre son dernier soupir.
Immédiatement, c'est à un autre compositeur que pensa Thomas Mann, et il fit là l'association avec Richard Wagner qui avait justement fini ses jours à Venise en 1883.
Le père des Buddenbrook aurait pu donc s'inspirer de ces épisodes pour écrire un livre mettant en vedette un musicien (et cela conduira d'ailleurs plus tard Luchino Visconti à faire le raccourci en choisissant de camper justement le portrait d'un musicien dans son adaptation à l'écran de Mort à Venise avec des traits biographiques inspirés de la vie de Gustav Mahler et une illustration sonore puisée non dans les créations de Wagner mais dans celles de Mahler, ce qui familiarisa le public avec le très bel adagietto de la Cinquième Symphonie). Thomas Mann fit un autre choix, et pensant à lui-même, il créa le personnage de Gustav von Aschenbach, écrivain munichois - ce qu'il était justement - mais parvenu à la cinquantaine - alors que l'auteur n'en avait encore que trente-cinq puisque né le 6 juin 1875.
Qu'il eût confié plus tard à Visconti - ce devait être en 1951 ou 1952 - que tout ce qu'il devait mettre dans lLa Mort à Venise (Der Tod in Venedig) avait ses racines dans des épisodes réellement vécus par lui, voilà ce qui faisait de cette nouvelle un écrit largement autobiographique.
On est donc immédiatement amené à évoquer ce qui fait le coeur du récit, la rencontre muette mais extasiée du jeune éphèbe polonais Tadzio, sous le charme duquel tomba immédiatement von Aschenbach, attirance physique qui faisait éclater dans la vie bien assise d'un écrivain reconnu l'explosion d'un face-à-face de l'artiste avec la beauté incarnée, révélation qui dépassait les plus grands frissons esthétiques et renvoyait au concept de beauté dionisyaque en opposition avec l'apollinien et son sens de l'ordre maîtrisé tel qu'il fut traité par Nietzsche dans sa production philosophique. On a donc là tous les ingrédients qui vont donner naissance à cette magnifique nouvelle où ne manque plus, sous la crainte éprouvée par Aschenbach pour l'objet de son adoration en pleine éclosion d'une épidémie de choléra à Venise, que le surgissement du thème de la mort, central dans cette oeuvre. En voulant protéger le beau jeune homme qui le fascine au point qu'il s'en oublie lui-même, Aschenbach s'est finalement fragilisé et c'est lui qui va mourir au sommet de son art tandis que Tadzio vient d'un geste de la main de lui désigner du doigt l'astre Phoébus dans sa lente course céleste.
La Mort à Venise veut faire un noeud entre vie et mort, puissance créatrice et décadence, et elle est comme un résumé de tout ce qu'a produit Thomas Mann et de tout ce qu'il écrira encore par la suite. Il aura fallu un an à Mann pour achever son travail, terminé en juillet 1912, prouvant avec force que , comme novelliste, il n'avait pas moins de talent et de sens du beau que le romancier et que l'essayiste remarquable qu'il fut aussi.
Est-ce un signe que la germanité ne peut se réaliser sans référence à l'influence solaire de la Méditerranée, de l'Italie et de la Grèce ? À la lourdeur allemande, Mann fut, à la suite de Goethe, des poètes romantiques et des philosophes, quelqu'un qui voulait donner à sa création une inspiration venue de plus loin et d'ailleurs, mais il y a quand même loin, dans la description du personnage de Tadzio, de l'image que l'on se fait des corps parfaits sculptés par les Grecs avec la simple beauté slave de ce garçon dont la grâce a sans doute été transcendée par la secrète flamme que Mann dut peut-être éprouver dans sa vie pour quelqu'un ; et ce ne sont pas les allusions à l'amour tardif qu'une jeune femme aurait inspiré à un Goethe vieillissant qui pourront masquer chez Mann cette tentation longtemps dissimulée dans son existence personnelle, ce que révéleront beaucoup plus tard des pages de son Journal tenues secrètes jusqu'à sa mort.
Ce n'est pas l'aspect qui m'attire le plus dans son oeuvre.
D'ailleurs, je me demande si ce n'est pas cette révélation "posthume" qui a fait pâlir un peu son étoile, tant il voulut pendant des décennies passer pour un modèle de bon père de famille et si ce n'est pas cela qui lui valut de perdre la place qu'il occupait en tête des écrivains de langue allemande, dans le coeur du lectorat au profit, semble-t-il de Stefan Zweig, à moins que tout ne s'explique finalement que par un phénomène de "mode".
Mann n'appréciait que modérément Zweig, et il suffit de lire sa correspondance pour s'en rendre compte. Pressentait-il avec un peu de jalousie que ce dernier le détrônerait à un moment ou à un autre ? Je ne crois pas toutefois que cela durera éternellement. Et je pense même que, passé un moment, on redonnera sa pleine importance à Thomas Mann, à moins bien sûr qu'il ne soit placé lui aussi dans le nombre des auteurs que l'on range parmi les anciens et qu'on ne lit plus que par curiosité, ce que je ne lui souhaite pas.

François Sarindar
Commenter  J’apprécie          13933



Ont apprécié cette critique (122)voir plus




{* *}