AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Woland
17 décembre 2012
Der Wendepunkt, Ein Lebesnbericht
Traduction : Nicole Roche avec la collaboration de Henri Roche
Préface : Jean-Michel Palmier

ISBN : 978742773589

Deux extraits de ce livre paraîtront sur Babelio.


Si vous n'avez jamais rien lu de Klaus Mann, ni essai, ni roman, si vous ne saviez même pas jusqu'ici qu'il était le fils de l'auteur de "Mort A Venise" et de "La Montagne Magique", Thomas Mann, ainsi que le neveu de Heinrich Mann, auteur moins connu mais tout aussi prestigieux de "Professeur Unrat", le livre dont Joseph von Sternberg tira son inoubliable "Ange Bleu", "Le Tournant, Histoire d'Une Vie" est probablement l'ouvrage que vous devez lire en premier pour faire la connaissance de cet écrivain tourmenté et humaniste, dont la profondeur et la richesse valent beaucoup mieux que la réputation de "fils de génie" qu'il traîna toute sa vie - et qui contribua à le mener au suicide. Klaus Mann choisit en effet de se donner la mort à Cannes, le 21 avril 1949, quelques semaines après avoir achevé la postface du "Tournant."

"Le Tournant" relate non seulement l'existence de Klaus Mann depuis sa naissance jusqu'à son retour à la vie civile, après la Seconde guerre mondiale mais aussi l'histoire de la famille Mann au grand complet (avec de très intéressants aperçus sur les grands-parents et les tantes et oncles de l'auteur, où l'on compte déjà au moins une suicidée, la tante Carla, comédienne qui avala de l'acide et mourut dans une agonie qu'elle tentait d'apaiser en buvant de l'eau) et, bien sûr, l'histoire de cette Allemagne, déjà sous l'influence nationale-socialiste, que Mann abandonna en 1931 et qu'il retrouva en 1945, dévastée par les bombardements alliés et la folie perverse d'un mégalomane.

Alors, c'est passionnant, éblouissant, enrichissant au possible et on ne s'ennuie pas une seule minute. Et pourtant, l'ouvrage comporte près de six-cent-quatre-vingt pages en format poche (chez Babel-Actes-Sud). Et par dessus tout, compliment suprême à adresser à l'oeuvre d'un mémorialiste, cela palpite de vie à chaque page. Cette Allemagne depuis longtemps morte et enterrée, ce cosmopolitisme et cet éclat qui caractérisaient la vie littéraire et intellectuelle des pays germanophones d'Europe centrale, la superficialité tout aussi éclatante et déjà bien envahissante que l'écrivain en exil nous fait voir lors de son passage en Californie, tout cela nous apparaît bien réel et nous parle au présent tout au long de notre lecture, et ceci bien que nous sachions que nous sommes là en plein passé et même dans les souvenirs d'un homme depuis longtemps retourné à la poussière lui aussi.

Le souffle qui s'épuise trop souvent chez lui dans ses oeuvres de fiction, cette sûreté dans le trait et dans l'idée qui s'évanouit brusquement dans "Le Volcan" avec l'Ange des Exilés pour réapparaître quelques chapitres plus loin, cette puissance enfin que, jusqu'au bout, l'écrivain, aura douté de posséder, sont ici au rendez-vous pour proclamer que oui, Klaus Mann fut un grand écrivain, aussi grand que son père et que son oncle. Mais, contrairement à eux, il eut le malheur de naître, comme il le dit, "fils de génie."

Avec une pudeur qui prouve combien il aimait son père - "le Magicien" ainsi que l'avaient surnommé les membres de sa famille - Klaus Mann passe ici sous silence tout ce qui a pu les opposer. Bien qu'il admette çà et là que le Magicien n'avait peut-être pas un caractère très aimable, c'est la silhouette du héros de sa petite enfance qu'il nous dépeint avec tendresse, douceur et fierté. Fierté d'autant plus généreuse qu'on n'est pas du tout certain que Thomas Mann la rendît à son fils et à ses écrits, en tous cas au même degré.

En ce sens, "Le Tournant" est aussi une déclaration d'amour filial qui, pour s'exprimer, oublie tout ce qui pourrait jeter une ombre fâcheuse sur ce père encensé par le monde littéraire et Prix Nobel, et, bien sûr, l'influence qu'il eut, volontairement ou non, sur la vie sexuelle du fils. Sur ce plan aussi, Mann reste très pudique - et on ne peut que le respecter pour cela - mais à lire ses analyses du sentiment amoureux, le lecteur comprend mieux la nature d'écorché vif qu'il dissimula longtemps avec brio sous sa défroque de jeune dandy.

Mais le pire, dans cette relation, c'est que Klaus Mann n'osa jamais affronter son père dans le domaine où celui-ci excellait : le roman. En aurait-il été capable ? La subtilité, l'énergie, la grâce avec lesquelles il nous invite à négocier avec lui ce "Tournant" le prouvent largement mais il est malheureusement plus que certain que lui-même, s'il en avait bien une conscience timide, ne parvint jamais à l'envisager.

Docilement, parce que le milieu dans lequel il baignait depuis l'enfance avait favorisé ses débuts dans la littérature, il accepta cette étiquette de "fils à papa" que les jaloux et ceux qu'agaçaient sans doute certaines maladresses de sa part dues à sa jeunesse lui collèrent sur le dos pratiquement dès ses premiers écrits. L'attitude du père en rajouta encore, lui qui soupirait en constatant que son fils écrivait "vite et facilement" - et en sous-entendant que ce qui s'écrit vite et facilement n'est pas de la "vraie" littérature. Toutefois, quand il était question de document, de biographie ou de mémoires - et comme son "Magicien" de père n'était pas un foudre de guerre en la matière - Klaus Mann se sentait revivre - et son talent, au moins égal à celui de son père, redressait alors la tête. C'est tant mieux car, sinon, nous ne pourrions pas nous plonger dans cette "Histoire d'Une Vie" que n'aurait pas reniée le Stefan Zweig du "Monde d'Hier." Notons au passage que le grand écrivain autrichien fut l'un des rares justement à ne jamais douter de Klaus Mann, qu'il ne cessa d'encourager jusqu'à son propre suicide.

"Le Tournant" est la parfaite antithèse des "Mémoires de Hongrie" dont nous parlions récemment. Là où Sándor Márai fait du monde et de la Seconde guerre mondiale deux phénomènes dont il est l'axe principal, Klaus Mann, tout en s'exprimant lui aussi à la première personne et sur un contexte proche de celui du Hongrois, ne se perçoit que comme un maillon dans la vaste chaîne de celles et ceux qui traversèrent la Grande guerre, la République de Weimar et la Seconde guerre mondiale. Sándor Márai nous donne à voir encore et toujours Sándor Márai, victime première - ah ! bon ? parce qu'il y en a eu d'autres ? - d'un monde frappé de folie. Ses réflexions ne concernent que Sándor Márai et les sentiments de Sándor Márai - et ça s'arrête là. Alors que Mann part du point fixe qu'il représente dans la tempête pour nous faire découvrir le monde qui l'entoure et la folie qui, peu à peu, sournoisement, s'empare des êtres et des choses. Mann craint pour l'Homme et s'épouvante de ce qu'il peut faire quand il laisse le Mal et l'Egoïsme l'envahir. A la fin de son parcours, le dégoût l'emporte même mais c'est toujours l'Autre qui l'intéresse et l'inquiète.

En résumé, "Mémoires de Hongire" est la vision bornée qu'a du monde un esprit égocentrique et l'on pourrait sans problème rapprocher leur auteur de ces silhouettes d'Allemands bon teint qui affirment en 1945 à un Klaus Mann au bord de la nausée qu'ils n'ont jamais soutenu Hitler : leur petit monde passe avant tout le reste et, pourvu que ce monde - et son confort - ne soient pas dérangés, les autres peuvent bien aller se faire tuer ou torturer. "Le Tournant" au contraire est celle d'un Humaniste qui voudrait bien ne pas désespérer de l'âme humaine mais dont la générosité innée vient buter sur cette triste constatation que l'Homme ne renonce le plus souvent à une folie que pour en épouser une nouvelle ...

Un livre à lire et à relire. Un livre qui vous permettra de découvrir à sa juste mesure l'immense talent qui fut celui de Klaus Mann. Allez-y de confiance - plus encore si vous aimez, comme nous, les mémoires. ;o)
Commenter  J’apprécie          250



Ont apprécié cette critique (21)voir plus




{* *}