Allemagne du Nord, Lübeck, entre 1835 et 1877.
Les Buddenbrook relatent le déclin d'une famille de la grande bourgeoisie sur quatre générations. Ou comment une mécanique bien huilée se grippe peu à peu à cause de grains de sable répétés. Il y aurait tant et tant de choses à dire de cette oeuvre ample et puissante, au style parfait, parue en 1901 et couronnée du prix Nobel en 1929.
Le roman se déroule dans la cité hanséatique de Lübeck. Il s'ouvre au premier étage de l'hôtel particulier -le salon des paysages- du vieux Johann Buddenbrook, un riche négociant qui a fait fortune dans le commerce des céréales. L'acquisition étant récente, une soirée de "pendaison de crémaillère" y est organisée. Même si le roman met en scène de nombreux autres personnages, ce chapitre permet à
Thomas Mann de présenter au lecteur les principaux représentants de la famille Buddenbrook : Johann Buddenbrook, premier du nom, marié à Antoinette, née Duchamps ; son fils Johann, dit "Jean", marié à Élisabeth, née Kroeger ; leurs quatre enfants, Thomas, Christian, Antonie, dite "Tony", Clara, sur lesquels la majeure partie du récit se concentre. Plus tard, à la quatrième génération, apparaîtra Johann, dit "Hanno", fils de Thomas et Gerda.
Il s'achève avec huit femmes au petit salon de la maison de la Fischergrube, chez Gerda, pleurant la mort de son fils, le plus jeune des Buddenbrook. Hormis Christian, en maison de santé à Hambourg, aucun homme ne porte plus le nom Buddenbrook : le déclin est alors achevé.
Entre les deux, sur quatre décennies, outre des décès, une succession de faits illustrant le déclin de la famille et mettant en lumière les codes de la bourgeoisie, le tout parfois raconté avec une pointe d'humour.
Les déboires conjugaux d'Antonie y occupent une place centrale. C'est en effet à contrecoeur qu'elle se marie avec M. Grundlich, pour faire plaisir à ses parents qui voient en lui un bon parti. Puis, la faillite du gendre entraîne son divorce, qu'un second suivra. le désaccord entre les deux frères, -Thomas le gestionnaire, Christian l'artiste- constitue l'autre fait majeur. Christian mène une vie au-dessus de ses moyens et abuse d'un nom sonnant bien, le sien.
En toile de fond,
Thomas Mann illustre l'importance de la famille. En premier lieu, la réputation du nom Buddenbrook : Christian, le noceur saltimbanque, qui tourne en dérision la maison Buddenbrook, -sa maison- et jette le discrédit sur elle, en est mis à la porte, "parce qu'il compromettait la maison de commerce et la famille". Et Antonie fait de même "par sa seule présence de femme divorcée" ; elle souhaite donc se remarier pour "réparer son premier mariage", "car c'est un devoir vis-à-vis de notre nom" (Sixième partie - chapitre V - page 301). le prénom compte aussi beaucoup. C'est ainsi que trois des représentants des quatre générations s'appellent Johann. Côté femmes, Erika donne naissance en 1868 à une petite Élisabeth, qui porte le même prénom que sa grand-mère. Tout comme Antonie, sa mère, porte un dérivé du prénom de sa propre mère, Antoinette.
Ainsi, la filiation est importante. Les femmes mariées sont d'ailleurs toutes désignées par la précision de leur nom de jeune fille : Madame Johann Buddenbrook, née Antoinette Duchamps ; Mme Gotthold Buddenbrook, née Stüwing ; Mme Johann Buddenbrook, née Elisabeth Kroeger. Même s'il n'en porte pas le nom, le gendre de Tony, Hugo Weinschenk, mari d'Erika, fait également partie de la famille, qu'il salit par son séjour en prison.
La place de l'argent est tout aussi primordiale, avec l'immobilier comme premier signe extérieur de richesse : l'hôtel particulier de la Mengstrasse, où se tient le traditionnel repas de famille du jeudi soir, une fois par quinzaine. Maintes fois décrit, le "salon des paysages", au premier étage, n'a plus de secret pour le lecteur. En 1863, la maison que Thomas fait construire en bas de la Fischergrube est le symptôme de sa prospérité. La richesse ne se limite pas à l'immobilier : le nombre de domestiques, le montant de la dot, le mobilier, la décoration intérieure, la tenue vestimentaire sont autant de sujets de préoccupation, qui justifient des descriptions détaillées. A titre d'exemple, le chapitre V de la quatrième partie décrit avec mult détails l'intérieur et la tenue d'Antonie, au point qu'une lecture peu attentive risque d'indisposer le lecteur. Et pourtant, ces lignes préparent la chute. M. Grundlich lâche en effet le reproche fatal, par ces mots sans appel : "Et toi, tu me ruines..." La scène est digne de figurer dans une anthologie.
Le déclin d'une famille passe aussi, a fortiori sur quatre générations, par plusieurs décès. Les Buddenbrook nous offrent plusieurs images fortes. Outre le rappel que "les décès tournent, en général, l'esprit vers les choses du ciel" (Cinquième partie - chapitre V - page 248), on retiendra le récit de la mort de la deuxième Madame Buddenbrook, née Élisabeth Kroeger (Neuvième partie - chapitre I - page 491), d'un réalisme saisissant. Dans son agonie, elle appelle les siens qui l'ont précédée dans la mort, son mari Johann, sa fille Clara, et finit par expirer en prononçant les mots "Me voici", ceux que la Bible fait dire notamment à Abraham, Samuel et Isaïe.
Tout aussi grandiose est la dispute entre les frères et la soeur, au sujet de l'héritage et de la vente de l'immeuble, dans la pièce voisine de la chambre mortuaire de leur mère (Neuvième partie - chapitre II - pages 492-505).
L'humour n'est pas en reste. Quand Antonie, deux fois divorcée, s'affaire à marier sa fille Erika,
Thomas Mann écrit en effet : "Alors commença le troisième mariage de Tony Buddenbrook" (Huitième partie - chapitre I - page 392). Quand Christian décrit le travail qu'il effectue sous la conduite de Thomas, c'en est risible de ridicule (Cinquième partie - chapitre III - page 241). La description de la fièvre typhoïde dont Hanno va mourir prête aussi à sourire (avant-dernier chapitre). Enfin, faut-il voir dans le personnage (Dixième partie - chapitre V) du lieutenant de Trotha, relation de Gerda, un clin d'oeil de
Thomas Mann au héros homonyme de
la marche de Radetzky, de
Joseph Roth, qui relate une histoire similaire ?
Épais, écrit en petits caractères, l'ouvrage peut rebuter un lecteur peu motivé. A tort. Il découvrirait des chapitres courts, qui rendent la lecture fluide et aisée, même s'ils s'allongent dans le dernier tiers de l'ouvrage. Des phrases souvent longues, jamais pesantes : de belles phrases, dont on se dit qu'elles expriment à la perfection un sentiment ou une personnalité, et qu'on n'aurait pas fait mieux. Un roman comme on en lit peu dans une vie. Une montée en puissance, au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture de l'ouvrage, qui vous fait atteindre un sommet. N'est-ce pas, là, la marque des grands auteurs, ceux qui vous font gravir sans peine
la montagne magique que sont les chefs d'oeuvre de la littérature ?