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EAN : 978B088H25K9Z
323 pages
Aux forges de Vulcain (21/08/2020)
3.87/5   150 notes
Résumé :
Jolene n'est pas la plus belle, pas la plus fine non plus. Et pas forcément la plus sympa. Mais lorsqu'elle arrive dans cet hôtel, elle est bien accueillie. Un hôtel ? Plutôt une pension qui aurait ouvert ses portes aux rebuts de la société : un couple d'anciens taulards qui n'a de cesse de ruminer ses exploits, un ancien catcheur qui n'a plus toute sa tête, une jeune homme simplet, une VRP qui pense que les encyclopédies sauveront le monde et un chanteur qui a glis... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (63) Voir plus Ajouter une critique
3,87

sur 150 notes
°°° rentrée littéraire 2020 # 29 °°°

Voilà un roman qui réchauffe les coeurs, une ode à l'amitié, à la solidarité et à l'idéalisme. Je découvre Gilles Marchand et c'est évident qu'il possède un vrai univers littéraire entre fantaisie, humour, engagement politique, poésie et rock'n roll.

A travers cette histoire de résistance collective, Requiem pour une apache dresse le portrait des invisibles Tous les personnages sont des éclopés de la vie, des laissés-pour-compte qui ont posé leur valise dans un hôtel-pension devenue autant une famille qu'un refuge pour se faire oublier, peinards, de la société ... jusqu'à ce que le monde extérieur ne leur foute plus la paix.

Et ils sont tous terriblement touchants et attachants, ces éclopés : le couple d'ex-taulards qui ne peut s'empêcher de voler quelques fourchettes à l'hôtelier qui les remet gentiment à leur place ; l'ancien catcheur bon gros géant qui en a pris tellement la figure que son cerveau tourne au ralenti ; l'escroc notoire qui a voulu amener la mer à Paris lorsqu'il était promoteur immobilier ; la vendeuse qui espère sauver le monde en vendant des encyclopédies ; le narrateur, ex-star du rock devenu ringard ridicule ; et l'Apache du titre surnommée Jolène ( comme la chanson de Dolly Parton ) caissière au bord de la crise de nerf parce qu'elle refuse d'afficher son prénom sur un badge alors que le patron est un Monsieur, lui, et que dans son prénom à elle, chaque lettre dise sa classe sociale.

Gilles Marchand réussit la gageure de les faire tous vivre. Et vivre, c'est ce qu'ils veulent. Exister surtout. Et lorsque Jolène sonne l'heure de la révolte, ils la suivent comme une revendication de dignité. Comme dans une tragédie grecque aussi. le titre et le premier chapitre ne laisse aucune place à une issue autre que celle que l'on pressent.

«  Nous n'étions rien et nous devenions quelque chose. Des gens pour qui les étoiles brillent. Quand on connaît la puissance d'une étoile, c'est assez impressionnant.

Toutes proportions gardées, il y a un souffle à la Vernon Subutex ( de Virginie Despentes ) dans ce drame quasi romantique centré sur une révolte idéaliste contre la laideur du monde et de ses laquais. Même si dans sa deuxième moitié, quelques répétitions apparaissent, c'est la générosité et la fraicheur de cette fable politique engagée qu'on retient, tout comme le fait qu'elle ne tombe jamais dans du moralisme lourdaud. Ce coup de pied dans la fourmilière montre qu'il n'est pas nécessaire de vociférer pour dénoncer et faire réfléchir. le poing levé.
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Ding. Coups impatients sur la sonnette de réception de l'hôtel. J'ai toujours rêvé de faire cela. le Pas d'étoile est complet selon le proprio. Il s'appelle Jésus et ses 13 chambres sont occupées par ses drôles d'apôtres. Messie si, mais pas au sens biblique du terme. Ce Jésus a déposé ses espérances au clou. Il ne prêche que son velours des Carpates, cocktail maison pour carapatés. Dans son antre, il recueille plus qu'il n'accueille, les éclopés de la vie, des ex quelque chose ou des futurs rien du tout. Comme la plupart sont fauchés, les résidents participent à l'entretien quotidien de l'hôtel et à son ravitaillement. Pas lasse la clientèle pas très classe.
Nous sommes dans les années 70 et ce refuge abrite en pension complète un chanteur has been, un catcheur un peu trop secoué, une photographe qui déchiffre l'écume des vagues, un vieux résistant oublié dans le grenier, une vendeuse d'encyclopédies, un couple de voleurs inséparables, quelques autres bras cassés, jambes foulées, cerveaux embrumés et surtout Jolène. Jolène, c'est pas n'importe qui parmi les n'importe qui, une invisible qui se révolte, une caissière qui n'accepte plus d'être rabaissée à un prénom sur un badge. Une meneuse qui s'ignore et qui doit son prénom à une chanson surannée de Dolly Parton.
Tout ce petit monde ne demande qu'à écouter de la musique et à survivre paisiblement dans l'anonymat des réprouvés. Mais l'impolitesse d'un employé du gaz et l'intolérance du voisinage va pousser l'hôtel à se transformer en Fort Alamo.
Il y a du Gérard Mordillat dans cette histoire mais Gilles Marchand fait dans la poésie, pas dans la satire militante. Il orchestre avec humour la révolte des timides, de ceux qui baissent toujours les yeux et n'ont même pas la considération de leur ombre. Les sans voix à l'hygiaphone.
Cette amicale de têtes de turcs, cette confrérie de ceux qui restent assis et regardent les autres danser, partage repas, soirées et solitudes. L'hôtel est aussi miteux qu'eux mais ils vont le défendre comme un sanctuaire.
Une belle galerie de portraits version polaroid pour cette cour des miracles dont l'hymne pourrait être l'unique succès du chanteur de la troupe, intitulé "les coeurs déchirés".

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C'est une drôle d'équipe qui se rassemble autour de Jésus, dans un petit hôtel miteux de la capitale. Unis par leur imperfections, ordinaires, mais suffisantes pour qu'ils se sentent rejetés par les plus beaux, plus riches, plus célèbres, plus chanceux…


Parmi eux, l'énigmatique Jolene, virée de son poste de caissière pour avoir refusé d'arborer le badge qui livrait son vrai prénom aux yeux des clients. Elle n'est pas belle, elle a du mal à s'exprimer, et pourtant elle deviendra l'icône de cette cour des miracles qui finira pas attirer l'attention des forces de l'ordre et de la presse. Il faut dire quand même qu'on ne frappe pas impunément un employé du gaz même malpoli !

C'est un vrai plaisir de vivre avec tous ces éclopés de la vie les instants dramatiques et pourtant si positifs pour eux, qui font qu'ils se sentent vivre , exister enfin aux yeux de la société qui les rejette, menés par celle qui devient leur leader malgré elle (pour un peu, on les verrait bien revêtus d'un gilet fluo!)

C'est avec un humour empreint de tendresse que Gilles Marchand manipule ses personnages, dont les destins dérisoires suscitent l'empathie.

Sans oublier l'art de la formule, l'adresse et la virtuosité avec laquelle l'auteur manie les mots et les phrases, pour des dialogues savoureux.


Très agréable lecture.
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Toute petite, elle a été bercée par les paroles de son père, intarissable sur la Tour Eiffel, lui qui en fut un des peintres. Malheureusement, l'alcool n'étant pas compatible avec ce genre de métier, il s'est fait virer. Donc il boit encore plus... Jusqu'à ce qu'il en meurt. Une bien triste nouvelle pour la petite fille d'autant que sa maman pleure tous les soirs. Cahin caha, elle poursuit sa scolarité. En toute discrétion. Personne ne fait attention à elle. Lorsque Albert arrive pour consoler sa maman, elle sent qu'il est temps pour elle de s'en aller. À part de l'énergie à revendre, elle n'a pas grand-chose à proposer. Elle se fait tout de même embaucher en tant que caissière. Là encore, on ne fait guère attention à elle... Jusqu'au jour où elle entre dans le bar/restaurant/pension de Jésus. Là y résident un couple d'anciens taulards, un ex-catcheur, un vieux aux synapses vrillées, un jeune un peu simplet... Ni belle, ni sympa, ni souriante, elle devient Jolene pour tous ces pensionnaires, rebuts d'une société qui ne veut plus d'eux...

Elle qui était ignorée de ses congénères va devenir, comme une évidence, la porte-parole de Jésus, le tenancier, et de ses douze apôtres. Tous arrivés là un jour, comme Jolene, et qui n'en sont plus repartis. Et c'est une sacrée galerie de personnages attachants au coeur tendre qui se dévoilent et qui, à coup d'entraide et d'amitié profonde, vont se souder et mener de front le combat qui est le leur. Tout ça à cause d'un pauvre employé du gaz qui n'a pas dit bonjour en entrant chez Jésus ! Nul doute que tous ces personnages vont, pour un bon moment, marquer nos esprits. Qu'il s'agisse de Marie-Pierre, Marcel, Mario,Wild Elo, ce chanteur déchu et narrateur qui nous raconte cette incroyable histoire, ou encore Jolene, porte-parole de cette révolte. Gilles Lemarchand fait vivre ses personnages avec beaucoup d'émotion, de générosité, de tendresse et de passion. Tout à la fois sombre et lumineux, émouvant, tragique parfois, ce Requiem pour une Apache fait montre d'une originalité incroyable et d'une plume épatante et époustouflante...
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Dans l'hôtel -pension de Jésus le barbu,
On n'est pas chez les Freaks mais c'est pas loin...
Chanteurs ringards, anciens taulards, éclopés de la vie, bêtes de foire y vivent pépères loin du regard des biens pensants
mais ont tendance à s'encroûter méchamment
et n'attendaient plus que l'arrivée de Jolène
la treizième laronne pour leur redonner le goût de la révolte.
L'ancienne caissière est remontée comme un pied de biche.
L'injustice, les railleries, les moqueries,
elle en a eu plus que sa dose.
Et si y a de l'eau dans l'gaz, croyez-moi, ça risque de barder !
Requiem pour une apache ne manque pas de punch.
Toute la fine équipe est biberonnée au cocktail explosif
de Jésus qui s'improvise aussi barman !
L'ambiance y est franchement rock'n'roll.
Faut dire que l'auteur en connaît un rayon
puisqu'il était batteur dans un groupe de rock bordelais.
Et l'un des narrateurs et locataires Wild Elo est une ancienne star du rock qui a vécu son moment de gloire avec les coeurs écorchés.
On est pris littérairement au lasso par la prose poétique de Gilles Marchand qui fait des clins d'oeil à Boris Vian avec le jeune Antonin,
du genre gavroche, qui joue bien mieux du bizzarotron que de l'harmonica.
On s'attache vite à cette troupe d'écorchés vifs qui en ont bien bavé.
J'ai un petit faible pour le gros catcheur
et pour Mario le super cuisto qui régale la fine équipe de trois fois rien.
Ce Requiem pour une apache vaut bien quatre scalps et demi !
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critiques presse (1)
Actualitte
28 août 2020
Requiem pour une Apache virevolte, sombre et tragique, avec la conscience que tout commencement a une fin — et que seuls les grands destins s’accomplissent dans la gravité. Peut-être avons-nous là le dernier des drames romantiques comme l’avait dit Hugo, en « peinture totale de la nature », avec cette association, elle aussi tout en oxymore, de grotesque et de sublime.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (53) Voir plus Ajouter une citation
Dans la réalité, elle était entourée par les chinetoques, les bougnoules et les bamboulas, les youpins, les gros tas et les boudins, les sacs d’os, les Poil de carotte, les nabots et les avortons, les salopes et les pétasses, les gouines et les pédés, les garçons manqués, les efféminés, les ploucs et les bouseux, les mongoliens et les débiles, les crânes d’œuf et les Queue-de-rat, les rastaquouères, les bâtards, les anciens taulards, les nouveaux crevards et les néoclochards, les boiteux, les bigleux, les neuneus, les peureux, les pas sérieux. Les vieux. Ceux qu’on ne veut plus, les rebuts de la société, les inutiles. Ceux qui n’ont plus rien à nous apprendre, qu’on n’écoute plus, qu’on ne veut plus entendre. Les pas comme il faut, les mal élevés, les malhabiles, les mal finis, les mal foutus, les malades, les bancals. Les sourdingues, les doux dingues et les baltringues.
Tous ceux qui prennent trop de place, qui ne rapportent pas assez d’argent, qui ne sont pas faits du bon bois, pas du bon moule, qui n’ont pas la taille standard. Entrée des artistes, sortie à l’hospice. Et sans un bruit. On ne veut pas vous entendre, on ne veut pas vous voir, on veut vous oublier. Surtout vous oublier. Faire semblant que vous n’existez pas, que vous n’avez jamais existé, que vous n’existerez jamais.
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INCIPIT
Il aurait fallu commencer par le début mais le début, on l’a oublié. Ça a démarré bien avant nous. Et bien avant elle.
Rome ne s’est pas faite en un jour, la légende de Jolene non plus. On la présente aujourd’hui comme la meneuse d’une troupe d’insurgés. Plutôt que d’insurgés, ça tenait davantage d’une cour des Miracles contemporaine accueillant les trop maigres, les trop gros, les trop petits ou trop grands, les trop ceci ou trop cela, les roux, les Arabes, les Noirs et les Chinois.
Mais cette histoire n’aurait certainement jamais existé si les termes utilisés avaient été ceux-là. Parce que ce n’est pas les « Chinois », les « Arabes » ou les « trop gros » qu’on les appelait… Dans la réalité, elle était entourée par les chinetoques, les bougnoules et les bamboulas, les youpins, les gros tas et les boudins, les sacs d’os, les Poil de carotte, les nabots et les avortons, les salopes et les pétasses, les gouines et les pédés, les garçons manqués, les efféminés, les ploucs et les bouseux, les mongoliens et les débiles, les crânes d’œuf et les Queue-de-rat, les rastaquouères, les bâtards, les anciens taulards, les nouveaux crevards et les néoclochards, les boiteux, les bigleux, les neuneus, les peureux, les pas sérieux. Les vieux. Ceux qu’on ne veut plus, les rebuts de la société, les inutiles. Ceux qui n’ont plus rien à nous apprendre, qu’on n’écoute plus, qu’on ne veut plus entendre. Les pas comme il faut, les mal élevés, les malhabiles, les mal finis, les mal foutus, les malades, les bancals. Les sourdingues, les doux dingues et les baltringues.
Tous ceux qui prennent trop de place, qui ne rapportent pas assez d’argent, qui ne sont pas faits du bon bois, pas du bon moule, qui n’ont pas la taille standard. Entrée des artistes, sortie à l’hospice. Et sans un bruit. On ne veut pas vous entendre, on ne veut pas vous voir, on veut vous oublier. Surtout vous oublier. Faire semblant que vous n’existez pas, que vous n’avez jamais existé, que vous n’existerez jamais.
Cette drôle de troupe avait fini par rassembler tous ceux qui avaient, un jour ou l’autre, été insultés pour ce qu’ils représentaient. Jolene leur a donné une voix. La sienne.

1
On a écrit beaucoup de choses sur elle, on l’a comparée à Marianne et à Louise Michel, on en a fait une espèce d’héroïne née pour défendre la veuve et l’opprimé ou, selon le point de vue, une dangereuse anarchiste prête à embrocher du bourgeois.
La Jolene que j’ai fréquentée tenait des deux.
Mais de loin.
Nous sommes une petite dizaine de personnes à l’avoir connue de près. Certes, sur une courte période : quelques semaines à peine qui nous ont marqués à jamais.

Jolene.
C’est nous qui avions choisi son surnom.
Elle apparaissait, mettait une pièce dans le juke-box et la chanson de Dolly Parton résonnait dans toute la salle. Jolene. Un prénom d’ailleurs pour une inconnue venue d’ailleurs.
Jolene. Assez grande, brune, pantalon large, gros pull en laine, lunettes aux verres épais, une pièce sur le comptoir pour un café ou une bière selon l’heure. Pas une parole inutile, pas un sourire qui ne sert à rien. Mais un s’il vous plaît et un merci.
Jolene, un surnom qui ne plaisante pas. Après tout, dans sa chanson, Dolly Parton la supplie de lui laisser son homme. « Allez Jolene, tu peux prendre celui que tu veux, on le sait bien, celui-ci, moi je l’aime, alors laisse-le-moi. » L’histoire ne dit pas si Jolene part avec sa proie ou pas, mais Dolly n’avait pas l’air très sûre de son coup, ce qui peut se comprendre vu les circonstances : elle aurait écrit cette chanson pour garder son mari, qui fantasmait sur une jeune et séduisante employée de banque.
Notre Jolene ne ressemblait pas à l’idée qu’on se fait d’une employée de banque. Elle n’était ni jeune ni séduisante.
On a écrit qu’elle était d’une beauté incroyable. Cela fait partie des inventions qui ont commencé à circuler dans les semaines qui ont suivi les événements. Je sais bien comment la légende fonctionne. On exige de nos héros qu’ils soient beaux. Je ne sais pas dans quelle mesure c’est légitime. On a dit qu’elle était grande, qu’elle était blonde, qu’elle avait de grands yeux bleus, une poitrine arrogante. Oui, « une poitrine arrogante ». C’était la manière élégante que le journaliste avait trouvée pour signifier qu’elle avait des gros seins. Parce qu’il est tout à fait évident que cet élément anatomique était primordial. Quitte à avoir une héroïne, autant qu’elle ait des seins arrogants et des jambes interminables.
Mais non.
Des rondeurs, des lunettes, un nez qui n’avait rien d’aquilin. Mal coiffée. Vraiment mal coiffée et non « savamment mal coiffée ». Pas de quoi faire rêver un directeur de casting, pas de quoi mouler un buste de Marianne d’hôtel de ville.
Je ne blâme pas les journalistes : nous avons tous fini par la trouver belle. Si l’un de nous devait la décrire aujourd’hui, il parlerait de son allure, de son accent, de la manière qu’elle avait de se tenir droite face à ceux qui se mettaient en travers de sa route. Elle nous impressionnait tous et nous avons fini par la trouver belle. Si un jour une actrice devait incarner son rôle, la production imposerait certainement une de ces vedettes au physique irréprochable. Ce serait un mauvais choix. On passerait à côté du personnage. C’est dans l’épreuve qu’elle s’est transformée, transfigurée. Elle était le produit d’une lutte. C’est comme si elle avait été éteinte et s’était allumée d’un coup d’un seul.
Elle ne se confiait pas facilement. Elle était comme une bête méfiante qu’il a fallu apprivoiser. À moins que ce ne soit elle qui nous ait apprivoisés. On ne sait jamais qui apprivoise qui.
Au cours de ces semaines, elle s’est livrée par bribes, peu convaincue de l’intérêt de son passé. J’ai pu reconstituer cette petite vie semblable à des milliers d’autres. Elle la trouvait sans importance et s’excusait presque de me raconter ça.
Pour elle, l’Histoire c’était pour les Vercingétorix ou les Napoléon, enfin les gens connus et surtout les hommes. Et aussi un peu Jeanne d’Arc. Jolene, elle venait de nulle part et avait eu une vie de rien. Comme ses parents, comme ses voisins, comme les gens de son quartier, comme tout le monde ou presque.
Elle était fille unique, c’était bien assez pour ses parents. Ils le lui avaient souvent répété. C’était pas méchant, c’était leur manière de gonfler les joues et de souffler, une façon de dire qu’ils étaient fatigués. Sa mère était femme de ménage, elle partait tôt le matin et rentrait tard le soir, épuisée, moulue. Elle se plaignait de son dos, elle se plaignait de ses genoux, elle se plaignait de ne jamais prendre de vacances, elle se plaignait de ne rien comprendre aux devoirs de sa fille, elle se plaignait de son mari qui ne l’aidait pas dans ses tâches domestiques.
Ils vivaient au cinquième étage d’un immeuble décrépit dont on avait du mal à imaginer qu’il ait pu un jour être neuf. Les murs s’écaillaient, la rambarde de l’escalier tremblait, les fenêtres se fendaient, les cafards se marraient. Ce n’était pas sale, ce n’était même pas insalubre. C’était vieux. Tout simplement vieux. Ils rêvaient parfois de partir loin. Vers le sud, toujours vers le sud. À cause de Nino Ferrer. La mère de Jolene adorait son Sud qui ressemblait à la Louisiane et à l’Italie. Elle ne connaissait ni la Louisiane ni l’Italie, mais elle faisait confiance à Nino. C’était également le surnom qu’elle avait donné à son mari.
Lui était peintre en bâtiment. Et pas n’importe quel bâtiment. La tour Eiffel. De quoi en boucher un coin à pas mal de monde et surtout aux copines et aux copains de Jolene : « Mon père, il peint la tour Eiffel, alors ta gueule. » Certainement la phrase qu’elle a le plus prononcée durant son enfance. Surtout à partir du moment où le père en question a commencé à boire. « Il boit peut-être, mais il peint la tour Eiffel, alors ta gueule. » Il n’y avait rien à répondre à cela. Il peignait la tour Eiffel. Alors ta gueule. Il n’y avait pas tant de monde que ça qui pouvait se vanter d’être monté là-haut, d’avoir sorti un pot de peinture et un pinceau et d’avoir passé une couche ou deux sur la dame de Fer. Alors ta gueule. C’est vrai que parfois, il buvait un peu trop, c’est vrai également qu’il ne marchait pas toujours droit, mais là-haut, dans le ciel, là, plus haut que les oiseaux, il peignait comme un as, alors ta gueule. Il se levait plus tôt que tout le monde, il traversait la ville, on lui donnait une corde et il escaladait, il emmerdait personne, il faisait pas d’histoires, il avait pas le vertige, il peignait un pilier, un autre, un autre et encore un autre, et il montait. Parce que la tour Eiffel, elle mesure plus de trois cent vingt mètres, alors ta gueule avec tes réflexions comme quoi le père de Jolene y marchait pas bien droit.
Il marchait peut-être pas bien droit mais il marchait haut.
Et il aimait sa fille. Mal, mais il l’aimait.
Il lui racontait des histoires de tour Eiffel et de peinture. Elle était incollable sur le fer puddlé et l’oxydation, elle disait que sans sa peinture la Tour s’effondrerait… Le seul moment de gloire de sa scolarité eut lieu au cours d’un exposé sur la tour Eiffel. Elle avait expliqué qu’il y avait trois nuances de couleurs – de la plus claire, en haut, à la plus sombre, en bas – pour des raisons de perspective, même si elle n’avait pas bien compris le mot. Elle avait raconté à la classe que là-haut ça bougeait sévère et qu’il ne fallait pas avoir peur parce qu’on était bien obligé de la repeindre, la Tour. À la main, toujours à la main, Eiffel, il était très fort pour construire des tours mais il n’avait pas inventé de machine pour les repeindre. Faut dire qu’il comptait la démolir, c’est peut-être pour ça. On avait même changé de couleur, au début elle n’était pas comme ça, elle était « rouge Venise ». La mère de Jolene, c’était sa couleur préférée, elle ne voyait pas trop à quoi ça pouvait ressembler, mais Venise c’était non seulement dans le Sud mais en plus en Italie, alors
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Dans mon prénom y a écrit ma classe sociale, mon milieu, entre chaque lettre y a écrit que je suis caissière. J'ai pas honte d'être caissière, y a aucune raison d'avoir honte d'être caissière. Mais pourquoi tous les clients ont besoin de connaître mon prénom ? Pourquoi ? J'ai pas de nom, juste un prénom. Comme les chiens ou les chats. Quand le patron se pointe, il a pas de badge avec son prénom et on doit lui dire "Bonjour monsieur", y en a même qui disent "Bonjour monsieur le directeur". On connaît même pas son prénom, on doit pas en être dignes. Lui, il nous tutoie et nous appelle par notre prénom en vérifiant nos badges et en nous matant les seins au passage. Mais comme c'est pour regarder le prénom, il a le droit.
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Alors Jolene a fait la tournée des cafés, des restaurants. Elle était jeune, elle avait de l’énergie à revendre. Elle ne souriait pas ou pas assez. On le lui a reproché. Fallait qu’elle fasse un effort de présentation, de sourire, de joliesse. C’est pas une tenue, mademoiselle, pourriez mettre une jupe et un chemisier un peu soigné. On l’a traitée de plouc et de souillon, on n’avait pas de place pour elle, on n’était pas la cantine des PTT. Elle a traîné sur les marchés, on y est moins regardant. Sa stature, son embonpoint rassuraient même plutôt les clients. Elle a vendu des légumes, pour dépanner. Elle a vendu du fromage, pour dépanner. Elle a vendu du saucisson, pour dépanner. Elle était toujours là pour dépanner. On ne la gardait jamais. Il y avait mieux qu’elle sur le marché de l’emploi. Ou on oubliait de la rappeler. Elle n’était pas très bavarde, pas très agréable à vivre. Elle ne savait pas faire, elle manquait de technique. Elle était polie mais taiseuse. Elle marmonnait plus qu’elle ne parlait, elle ne s’imposait jamais, restait en retrait, faisait ce qu’on lui demandait, et ce n’était pas assez.
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Les livres ne font pas le distinguo entre les grands et les petits, les beaux et les moches. On lui avait fait croire que c'était un art difficile, qu'elle n'avait pas les armes ou qu'elle était trop bête pour lire des livres. On ne lui avait pas laissé le temps d'apprivoiser la littérature. Elle avait passé sa scolarité à craindre les livres comme s'il s'était agi d'un animal vaguement dangereux, ou tout au moins très intimidant. Elle ne s'en sentait pas digne parce qu'elle ne comprenait pas tout. Grâce à Annie, elle avait commencé à lire un peu de poésie, grâce à l'Amarcord de Paolo, elle avait compris qu'on pouvait se perdre dans une œuvre comme dans une chanson.
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Vidéo de Gilles Marchand
Dans cet épisode de L'Intention, Gilles Marchand, romancier et musicien dans un groupe de rock nous parle de son roman «Le Soldat désaccordé», publié au Livre de Poche. Gilles Marchand nous transporte dans une histoire d'amour émouvante, tissée à travers des lettres échangées pendant la Première Guerre mondiale. Un vétéran, blessé et hanté par les horreurs de la guerre, se lance dans une quête pour retrouver Emile Joplin, un soldat disparu depuis 1916. L'auteur explore le thème de la mémoire et de la poésie au travers de ce récit, s'efforçant de trouver un équilibre entre fidélité historique et récit romanesque. Il souhaite partager le devoir de mémoire sur la Première Guerre mondiale, une période souvent méconnue ou oubliée. Écrire sur ce sujet a également ravivé son intérêt pour la poésie, lui permettant de retrouver le plaisir de l'écriture. La poésie peut-elle se glisser au milieu de l'enfer jusqu'à y faire jaillir un peu de lumière?
Concept éditorial: Hachette Digital en collaboration avec Lauren Malka Voix et interview: Laetitia Joubert et Shannon Humbert Écriture: Lauren Malka Montage, musique originale: Maképrod Conception graphique: Lola Taunay Photo auteur: © DR Extraits musicaux : Becha de Dakhabrakha et par Dakh Daughters ( 2016 Dakh Daughters)
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