J’ai un poème et une cicatrice.
De ma lèvre inférieure jusqu’au tréfonds de ma chemise, il y a cette empreinte de l’histoire, cette marque indélébile que je m’efforce de recouvrir de mon écharpe afin d’en épargner la vue à ceux qui croisent ma route. Quant au poème, il me hante comme une musique entêtante, ses mots rampent dans mon crâne d’où ils voudraient sortir pour dire leur douleur au monde. Poème et cicatrice font partie de moi au même titre que mes jambes, mes bras ou mes omoplates. Je ne me sens pas tenu de les examiner pour savoir qu’ils existent. J’ai seulement appris à essayer de les oublier.
Voilà pour mon armoire à souvenirs. J’ai pris soin de la cadenasser solidement et, la plupart du temps, cela marche. C’est la seule solution pour rester, à ma manière, assez heureux. Mais les cadenas sont fragiles et il est impossible d’oublier une cicatrice lorsque celle-ci fait office de masque que l’on ne peut retirer.
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Quant à mon visage, je n'avais toujours pas eu le droit de le voir. On m'expliquait qu'il valait mieux attendre un petit peu. Que mes yeux avaient aussi été abîmés et qu'il ne fallait pas les fatiguer. Mais moi, j'étais fatigué de ne rien faire. Fatigué d'avoir mal. Plus les jours passaient, plus on diminuait mes médicaments et plus j'avais mal. J'avais l'impression que ça n'allait jamais finir.
Personne n'est obligé de faire le récit de sa vie à ses amis et j'ai toujours estimé que l'on pouvait se contenter des instants partagés ensemble.
Poème et cicatrice font partie de moi au même titre que mes jambes, mes bras ou mes omoplates. Je ne me sens pas tenu de les examiner pour savoir qu'ils existent. J'ai seulement appris à essayer de les oublier.
J'ai entendu un jour, dans le métro, un enfant qui expliquait à l'un de ses camarades qu'il savait compter plus loin encore que l'infini. Je l'ai traité de menteur. Comme il insistait, je lui ai demandé de le prouver. Il s'est exécuté mais je suis descendu trois ou quatre stations après, il n'en était qu'à quatre-vingts, ce qui était somme toute un bon départ. C'était il y a un peu plus d'un an. Pour peu qu'il soit persévérant, il doit en être à quelques dizaines de milliers à l'heure actuelle. Ses parents doivent le supplier d'arrêter. J'ai peut-être gâché leur vie.
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Quand un interlocuteur me demande ce que je fais dans la vie, il change irrémédiablement de sujet dès qu’il a pris connaissance de la terrible nouvelle : je suis comptable.
Les enfants différents sont à part. Il faut rentrer dans un moule dès le plus jeune âge. Et mon moule personnel était sacrément ébréché.
Pour autant, nous ne nous connaissons pas si bien. Je n’ai jamais mis les pieds chez Thomas et n’ai pas la moindre idée de ce qu’il peut raconter dans son roman. Quant à Sam, c’est à peine si je connais le nom de la femme qui a partagé sa vie durant plus de dix ans, et encore moins celui de l’entreprise où il passe ses journées. Eux ne m’ont jamais entendu parler de mes collègues de travail. Ils n’ont pas jugé utile de me dire : « Comptable ? Et tu comptes quoi ? » Nous n’avons pas eu besoin de savoir ce que nous faisons en dehors du café pour savoir que nous nous aimons.
À travers eux, mon histoire devient une histoire. C’est peut-être ce dont j’avais besoin pour avancer. Je ne suis plus qu’une bouche, une espèce de lien avec un autre temps qui se dépossède de ce qu’il a sur le cœur. Mon histoire leur appartient et se mêle à leurs propres souvenirs.
Le courrier empilé, ma tasse à café sur l’égouttoir, quelques livres éparpillés sur le sol, ma petite vie aux repères immuables.