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Critique de HordeDuContrevent


Une expérience de lecture, comme j'aime parfois en découvrir, ce livre « L'alphabet de flammes » de Ben Marcus. Comment cet écrivain américain a-t-il eu cette idée, comment a-t-il pu inventer pareille histoire ? Une épidémie dans laquelle la parole, les mots, seraient mortels. Une épidémie de langage.
Je me plais à imaginer Ben Marcus inspiré par la musique, peut-être par ce titre « Enjoy the silence », du groupe Depeche Mode (chanté plus délicieusement par Moriarty). Oui, rappelez-vous, si je traduis les paroles en français, cela donne :
Les mots comme violence brise le silence
Viennent s'écraser dans mon petit monde
Douloureux pour moi ils me transpercent
Ne peux-tu pas comprendre oh ma petite fille
Tout ce que j'ai toujours voulu, tout ce dont j'ai toujours eu besoin
Se trouve ici dans mes bras
Les mots sont vraiment inutiles
Ils ne peuvent faire que du mal.

Les mots, ceux des enfants, comme sources de douleur, voilà donc l'idée de départ. Non seulement sources de douleur mais carrément mortels. Une épidémie dévastatrice qui pousse peu à peu tous les parents à fuir leurs enfants. Seule la fuite est la solution à moins de les tuer, de leur coudre les lèvres ou de mourir en continuant à les écouter…Finalement tous les mots, même ceux des adultes, mêmes ceux écrits, voire mimés par gestes, deviendront mortels de sorte que le monde sera vide de toute parole, de tout écrit, de toute communication, un monde dans lequel les « sans-paroles » fuiront et s'isoleront. Les enfants, seuls à être immunisés, ont été laissés en quarantaine, séquestrés, et encerclés par une barrière de répulsif vocal vomi par des haut-parleurs ceinturant les zones interdites. Impossibles aux éventuels parents nostalgiques de les approcher sans mourir.

« La toxicité d'Esther avait alors atteint sa haute floraison, et il n'était plus possible de demeurer à proximité de notre fille, étant donné les haut-le-coeur, la fièvre du langage, la marée jaune sous la peau de ma femme, pour ne rien dire des meurtrissures autour de ma bouche ».

Nous suivons l'expérience et les pensées de Samuel, juif sylvestre (Juif pratiquant son culte dans la forêt, dans des cabanes faisant office de synagogues privées). Marié à Claire et père d'une fille de 15 ans, Esther. Dans une première partie il nous raconte comment lui et sa femme ont tenté de survivre à leur domicile avec leur fille, terrible adolescente que l'on aimerait fuir avec ou sans pandémie d'ailleurs tant elle est insupportable. Lors de leur fuite, Samuel va perdre Claire de sorte que cette fuite sera solitaire, effroyablement solitaire. Dans une seconde partie, il nous partage ces recherches visant à trouver un alphabet, une écriture, qui ne soit pas meurtrière au sein d'une sorte d'institut mais ceci sans pouvoir lire, sans pouvoir se relire, sans rien dire, sans mimer…c'est juste hallucinant. Ce livre est hallucinant de trouvailles et d'inventivité !

Ce qui frappe dans ce roman, au-delà de l'histoire, est tout d'abord son niveau de réalisme, tout est analysé avec un réalisme vertigineux. La pandémie est racontée dans ses moindres détails tant en termes de symptômes, depuis les premiers symptômes vagues jusqu'aux dégradations physiques les plus extrêmes, qu'en termes de questionnement quant aux causes possibles du fléau (avant de comprendre la cause véritable), ou encore en terme de stratégies déployées pour tenter de rester au domicile familial coûte que coûte, médicaments et barrières acoustiques de toute sorte étant essayés. En vain.
« Sur nos étagères, il nous restait encore à installer les petits haut-parleurs qui vaporiseraient de fins embruns sonores dans la pièce, une barrière acoustique qui échouerait à couvrir le langage d'Esther ».

Malgré la gravité du sujet, le livre est ensuite truffé d'humour, un humour un peu cynique, notamment sur la famille et l'adolescence, sur le couple : « Au lit, Marta et moi étions tous deux impassibles et d'une extrême inexpressivité faciale ; c'était comme si nous nous opposions dans une course au lavage de carreaux

Parfois un humour d'une noirceur totale : « Un vieil homme arriva sur l'estrade, la tête enveloppée dans de la peau de testicules. Lorsqu'il la frotta et cligna des yeux face aux spots, je vis qu'il ne s'agissait que de son visage pris d'un terrible affaissement couleur caramel. Je ne cherchai pas à comprendre quel type d'expérience, ou quel type de vie, l'avait conduit à posséder un tel visage. Derrière lui avançait un pied à perfusion grinçant. C'est un enfant qui, y étant attaché, le poussait ».

Enfin, une inventivité à la fois réjouissante et étrange colore ce livre au point d'en devenir par moment poétique. J'ai adoré cet aspect-là. Les inventions de Samuel pour fabriquer des médicaments ou trouver un nouvel alphabet sont incroyables.

Le livre a un double message, religieux d'une part, philosophique d'autre part.

Religieux car en effet, la religion, juive, y est très présente, il fourmille d'allusions bibliques. Vous y découvrirez d'ailleurs, je l'ai évoqué précédemment, ce que sont les juifs sylvestres. Cela ressemble à une secte. Je n'ai pas tout compris, je dois avouer, le message qu'a voulu faire passer l'auteur quant à cette pratique du culte juif dans la forêt, si ce n'est que toute pratique religieuse doit être secrète, discrète et tue. Ne rien en dire. Au-delà de cette pratique, je crois avoir compris que cette pandémie constitue une punition divine : l'alphabet entier renferme le nom de dieu, qui ne doit pas être prononcé ou écrit, or en parlant, en écrivant, tout fait référence à dieu, celui-ci s'écrit dans n'importe quel arrangement de lettres. Donc le langage est par définition interdit. « Notre temps dans le langage touche à sa fin ». Ce qui se passe est la punition de Dieu qui frappe son peuple d'aphasie. Cela était prévu dans la Bible « Et ils furent tués avec leurs propres noms…méfiez-vous de vos noms car il est le premier venin ».

Au-delà de ces réflexions religieuses, somme toute assez complexes et à côté desquelles je suis certainement un peu passée, ce qui constitue à la fois un bémol et aussi une réjouissance (pouvoir le relire pour en comprendre davantage), le message philosophique sur le sens de la parole et des mots, sur l'impossibilité de la communication, sur la toxicité du langage m'a vraiment plu.
Ce livre est une ode au silence, qui peut apparaitre comme un soulagement, « le silence forcé était un soulagement. Puisque tout échange verbal était proscrit, nous ne pouvions pas être en désaccord, nous ne pouvions pas déformer ce que l'autre disait avoir entendu. Il n'y avait rien à débattre, rien à dire ; ainsi nous pouvions continuer à partager cette expérience sans que la parole ne vienne jamais l'avilir ». le silence peut aussi permettre de sacraliser un sentiment, de ne pas l'amoindrir ou le déformer en essayant de le mettre en mots. Ce livre est un pamphlet contre la parole, la parole meurtrière, la parole blessante, la parole inutile. La parole toxique. Vénéneuse.

« L'un des enfants s'arrêta sur le trottoir d'en face. Il avait attrapé quelqu'un et maintenant il allait attaquer. Il se baissa, les mains en porte-voix, et se mit à crier. Il aligna des mots bruyants, les projeta entre ses mains comme s'il vidait le magasin de sa tête devenue arme à feu ».

Ben Marcus, il faut dire, est apparemment adepte de l'écriture expérimentale, écriture dans laquelle le langage et la syntaxe dévient des structures que nous connaissons. Il enseigne à Columbia la « creative writing ». Pas étonnant donc que le questionnement sur le langage et les mots soit au centre de son livre.

L'ensemble de ces éléments donne un livre unique et rare, à l'ambiance à la fois oppressante mais aussi curieusement légère, une gravité en apesanteur. Un peu à l'image de ces ballons de fumée, petites poches de vapeur que Samuel perce à l'aide d'une paille à jus de fruit quand il a besoin d'une petite dose pour ne pas mourir. Grave et léger à la fois. Une étrangeté un peu à la David Lynch. Un grand merci à toi @bobfutur, tes livres surprenants ont le don à chaque fois de me cueillir !
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