Elle n'est au coeur de rien et pourtant elle est au centre de ce roman qui voit un couple « parfait» se briser sous la lame d'un couteau d'un déséquilibré. Elle c'est Maria Dolz, jeune femme travaillant au sein d'une maison d'édition, trop orgueilleuse et réservée pour interrompre le petit rituel de ce couple qui la fascine et qui se retrouve chaque matin pour partager le petit-déjeuner dans un café, face à elle depuis des années.
Témoin muette de ce bonheur, elle devient une oreille douce et attentive lorsque l'épouse Luisa devient veuve. Une volonté tenace de ne pas s'imposer de manière frontale mais un regard de biais et un sens de l'analyse subtile la conduisent à pénétrer l'intimité et les secrets inavouables de cette mort incompréhensible…
L'auteur
Javier Marias offre un roman d'une complexité insoupçonnée. Dans le sillage d'un personnage tel que Maria, immobile, discrète, on tente de tracer des cercles de plus en plus petits autour de ce meurtre pour approcher la vérité car il suffit d'une rencontre avec Diaz-Varela le meilleur ami du défunt pour découvrir que la vérité se dérobe sous le poids de faux-semblants, d'attitudes ambigües ou de discours suspects.
Les doutes, les convictions, les déductions … on progresse lentement, à pas feutré dans ce qui ressemble à une descente lente et minutieuse dans les contorsions de l'âme de cette femme instinctive. Rien n'est gratuit dans ce roman. L'auteur n'expose jamais les faits au grand jour, il ne permet pas au lecteur d'interpréter avec certitude les évènements, les dialogues, les regards. La narration est emplie de zones d'ombre et de jugements silencieux qui élargissent le champ des hypothèses. C'est troublant, de nature à épuiser même la patience du lecteur lorsque l'écriture se fait parfois didactique ou ostentatoire dans l'analyse.
Il faut faire preuve de persévérance pour parvenir au bout de ce roman psychologique. Une fois passée les quelques moments de lassitude face à la prolixité des premiers dialogues et aux réflexions qui s'étirent à l'infini, il demeure étrangement une sensation d'envoûtement. Oui rétrospectivement il reste un univers entêtant car une fois qu'on se laisse guider par l'intuition et le sens de l'observation de Maria, et même berner par les manipulations des personnages, on est fasciné par leurs subtilités. Au-delà de l'histoire elle-même, c'est la part de mystère de ces personnages à l'élégance incorruptible qui suscite l'intérêt et déroule l'intrigue.
On est séduit par leur lucidité froide et leur érudition. La réflexion, la rhétorique, le recours à la littérature classique pour rappeler une certaine universalité leur confère presque une coloration surannée, à contre-courant de la littérature contemporaine.
Une fois le livre refermé on se dit que la plume de
Javier Marias appartient à celles qui s'épanouissent dans la littérature de la lenteur et de la sophistication. On garde en mémoire sa faculté à saisir tous les ressorts psychiques de ses personnages, les intonations, les changements de voix, les regards suspicieux. Il excelle dans l'art d'égarer le lecteur dans tout ce qui est feint et artificiel.
Méticuleux, l'auteur espagnol ne laisse rien au hasard. Il signe un roman suffisamment dense, méditatif, sombre, exigeant pour apparaître éblouissant.