Quel peut être le lien entre le titre de ce roman, la phrase de
Shakespeare imprimée en épigraphe et proférée par Lady
Macbeth « My hands are of your colour ; but I shame to wear a heart so white » et cette histoire narrée par un jeune espagnol marié depuis un an et qui se sent envahi d'un malaise diffus sur lequel il ne peut poser des mots ?
La première phrase de
Javier Marias frappe tragiquement en plein coeur, comme celui de cette jeune mariée, revenue depuis si peu de son voyage de noces. Elle a quitté la table du repas, s'est réfugiée dans la salle de bains pour se tirer, avec le pistolet de son père, une balle en plein coeur. Par ce geste, Teresa Aguilera fait, pour la seconde fois, son mari veuf.
Des années après, notre narrateur, Juan, le fils de la soeur de Teresa, le fils aussi du double veuf, Ranz, qui a fini par épouser en troisième noces la soeur cadette, revient malgré lui sur cet évènement qu'il n'a jamais cherché ni voulu approfondir. Des sentiments désagréables, de vagues pressentiments s'infiltrent dans sa vie et ce depuis le matin même de son mariage. Peut-être sont-ils dus à sa nouvelle condition de marié ? Ses pensées s'égarent d'ailleurs dans des considérations maritales, d'un changement d'état, d'éléments imprévisibles qui composeront désormais les lendemains, d'une nouvelle maison commune pour abriter leurs nouvelles existences…
Refont surface différents malaises successifs ressentis suite à une singulière conversation avec son père sur les petits secrets entre mari et femme, à une autre conversation surprise dans la chambre d'à côté lors de son voyage de noces à La Havane.
Juan et sa femme sont traducteurs et interprètes. Y aurait-il une déformation professionnelle dans ce besoin d'écouter ce qui se dit, de saisir et comprendre les conversations ?
Mais où l'auteur veut-il nous mener ? Il fait divaguer Juan, lui prêtant des phrases parfois interminables, avec de nombreuses parenthèses qui accentuent les errements de ses pensées.
Où tous ces propos, ces souvenirs, ces mots qui sont tus ou bien dits vont-ils trouver un fil nous ramenant vers ce suicide survenu si brutalement dans les premières lignes ? L'auteur nous égare avec un joueur d'orgue de barbarie, au côté d'une fille dans une papeterie, dans le musée du Prado, lors d'une séance professionnelle de traduction où notre couple s'est rencontré…
Tout semble s'articuler autour du dilemme : parler ou se taire ? Dans les deux cas, l'intervention dans l'avenir, le notre et celui de personnes côtoyées, est inévitable. Faut-il également chercher à savoir ou laisser filer les soupçons, s'en remettre au hasard ?
Les mots pèsent sur le devenir, font planer des interprétations, peuvent inverser le cours d'évènements. Des gestes faits ou non faits, des paroles dites ou non dites, des décisions prises ou non prises changent les itinéraires de personnes croisées dans sa vie.
« Ce sont là conjectures et hypothèses, alors que parfois la vie des autres, d'un autre ( sa forme, son cours, et non de simples pas), dépend de nos décisions et de nos hésitations, de notre lâcheté ou de notre audace, de nos paroles et de nos mains, parfois aussi du fait que nous ayons de l'argent et l'autre pas. »
Il faut laisser défiler toutes les pensées du narrateur et faire confiance à l'auteur pour trouver dans toutes ces longues digressions un rapport, plus ou moins important, avec ce qu'il désire nous raconter. Son écriture parfaitement maîtrisée, d'une ampleur hypnotique, vient peu à peu faire découvrir au lecteur un cheminement insoupçonnable qui va venir mettre en lumière le malaise grandissant ressenti par Juan. Un lieu, une attente, des paroles identiques, une main posée sur une épaule seront autant de sujet qui semblent nous mener nulle part et pourtant…
Un texte étrange, profond, d'une qualité littéraire indubitable et dont le fil court sur les mots sans que l'on puisse saisir à l'avance les indices disséminés par cet auteur espagnol.