Court essai poétique et érudit, manière décalée et distancée - donc pertinente - d'aborder la question des migrants. Réflexion intelligente et stimulante, loin des polémiques stériles.
Commenter  J’apprécie         50
Et ce n’est pas tout ; car c’est encore à
quelques dizaines de mètres du camp de
migrants, et de la Bnf donc, au 43 quai de
la Gare précisément, que pendant la Seconde
Guerre mondiale les SS avaient ouvert ce
qui s’est appelé le « camp annexe d’Austerlitz ».
C’est là, tout près de la gare d’où
étaient partis certains des premiers convois
de déportés, qu’ont été transportés les biens
pillés aux Juifs ; c’est sur les étagères de
cette tout autre bibliothèque, de cette sorte
de magasin général nazi, qu’étaient
rassemblés les livres, les collections et les objets
spoliés et en transit pour l’Allemagne (par
exemple ceux de Marc Bloch, ou du fils de
Durkheim) ; il y avait même une section
Enfer, dit-on, dictée par un mouvement de
pudeur obscène, dans ce lieu de spoliation
aux bords duquel, cinquante ans après, s’est
donc édifiée la nouvelle Bnf.
Sur le quai d’Austerlitz, à Paris, s’est établi pendant quelques mois un camp de migrants et de réfugiés qui a été détruit en septembre 2015, mais où se sont vite réinstallées des tentes ; un camp discret, mal visible, peu médiatisé. Le quai d’Austerlitz, donc, en bord de Seine, en contrebas de la gare du même nom. Bords en plein centre, bords internes de la ville (de la ville vécue, quotidienne, traversée, investie), bords de la visibilité, bords du temps, bords du droit ; c’est d’ailleurs une multitude de bords qui se sont succédé et même acharnés là-bas, dans une histoire qui est pourtant déjà, sur ces rives, comme submergée et engloutie.
Le camp de migrants d’Austerlitz n’était pas le plus visible à Paris ; il y avait pourtant quelque chose de sidérant dans son emplacement même ; il se tenait en contrebas et en contrepoint, si je puis dire, d’un autre lieu, très voyant celui-ci, la Cité de la mode et du design – sorte de paquebot vert acide, lourd, cru, imposant, assuré, insolent, posé directement sur les rives de la Seine ; le camp s’était établi juste devant, sous l’escalier qui conduisait depuis les rives du fleuve vers une sorte de discothèque en plein air intégrée à cette Cité de la mode, le Wanderlust, dont les migrants pouvaient capter le réseau wifi quelques heures par jour ; aux bords de la mode donc, avec son idée à elle du bien, de ce qu’est le bien, en l’occurrence des biens où gît souvent le bien dans notre forme de vie quotidienne (notre forme de vie, à nous, et cela vaccine déjà contre toute tentation de faire le malin, ou le vertueux, puisque cette pénible Cité de la mode dit bien quelque chose de profondément nôtre et partagé). Une sorte d’indifférence réciproque était en tout cas contrainte de s’installer sur ces bords, puisqu’il fallait beaucoup de volonté (ou simplement de gêne, de sidération) pour invisibiliser ici le camp ; et, accessoirement, il fallait beaucoup de force d’âme ou seulement d’épuisement pour réussir à s’endormir sous la piste d’une discothèque. Ce camp, et cette Cité, se situaient également en face du siège de Natixis, la banque de financement et de gestion de services de la Banque populaire, une banque de banque, une banque au carré. Un camp de migrants a ainsi vécu pendant plusieurs mois au bord de ce que notre mode de vies et son empire d’échanges et de visibilité peut avoir de plus cru.
Si toute vie est irremplaçable (et elle l'est), ce n'est pas exactement parce qu'elle est unique (même si évidemment elle l'est), c'est parce qu'elle est égale, devrait toujours être tenue pour telle.
Or tout se passe comme si nous recevions certaines vies comme des vies qui ne seraient au fond pas tout à fait vivantes ; tout se passe comme si l'on considérait certains genres de vie, ainsi que le dit Judith Butler, "déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d'avance, avant même toute forme de destruction ou d'abandon."
L’histoire de Benjamin, parmi les livres comme parmi les lieux, aura été celle d’un constant et violent dépouillement ; et pourtant il n’aura cessé de réfléchir au bonheur du « collectionneur », à celui qui connaît la joie de posséder «au moins une belle chose à lui», et qui, face au «monde des choses», tenant les choses en main, semble «les traverser du regard pour atteindre leur lointain» et y gagne «une apparence de vieillard».
Mais au meilleur de ces pensées, ou de ces démarches, s'impose la nécessité de faire cas des vies qui effectivement se vivent dans tous ces lieux et qui, en tant que telles, ont quelque chose à dire, à nous dire de ce qu'elles sont et par exemple du monde urbain qui vient, et qui pourrait venir autrement. Mieux que des bords donc, délaissés et activement invisibilisés, des franges qui seraient déjà des preuves, la preuve qu'on pourrait faire autrement puisqu'on fait autrement.
Marielle Macé est venue présenter son nouvel ouvrage Respire aux éditions verdier. Ce livre parle d'aujourd'hui, de nos asphyxies et de nos grands besoins d'air. Parce qu'une atmosphère assez irrespirable est en train de devenir notre milieu ordinaire. Et l'on rêve plus que jamais de respirer: détoxiquer les sols, les ciels, les relations, le quotidien, souffler, respirer tout court. Peut-être d'ailleurs qu'on ne parle que pour respirer, pour que ce soit respirable ou que ça le devienne. Il suffit de prononcer ce mot, «respirer», et déjà le dehors accourt, attiré, aspiré, espéré à l'appel de la langue.
+ Lire la suite