Vous vous demandez quel lien entre les émeutes en Argentine, les coups de feu sur la population paupérisée en Asie du Sud-Est, le pillage des ressources par les oligarques de la mafia russe d'une part et les cures d'austérité et prêts en blanc du FMI d'autre part ?
« L'esclave est-il plus productif que « l'enfant libre » travaillant pour Nike ? » : équation ou « crime économique » ?
Bernard Maris, économiste reconnu, assassiné lors des attentats terroristes de
Charlie Hebdo, revue à laquelle il participait, nous entraine, dans ce petit opus pamphlétaire et sociologique paru en 2003, dans les coulisses de la « science » économique…
Qu'est-ce que le libéralisme ? En économie, Maris, nous dit que c'est un système où le marché s'autorégule en toute transparence. Or, avec le paradoxe de Stiglitz, largement partagé par les chercheurs, qui nous dit que, livré à lui-même le marché ne peut améliorer son fonctionnement, Maris s'interroge, pourquoi les économistes continuent-ils de faire semblant ?
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Dans sa «
Lettre ouverte aux gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles », Maris analyse ses collègues économistes, met en garde contre les jeux intellectuels pour mathématiciens de laboratoire lorsque ceux-ci deviennent d'application concrète dans la vraie vie. Dans les colloques d'entre soi on fait de mal à personne mais on jouit simplement de la blancheur immaculée d'une équation à la craie sur un tableau noir. Equation également réfutable car les sophismes d'experts en mal de télévision peuvent défendre l'inflation, la déflation, la hausse des taxes et la baisse des impôts, l'austérité et l'Etat providence au gré des crises cycliques venues les désavouer…
« Les profits d'aujourd'hui sont les emplois de demain » ! Ce à quoi Maris répond que depuis 20 ans les profits augmentent et le chômage aussi. Les gourous de l'économie n'ont qu'une obsession, un pouvoir, convoité et monnayé par les politiques : la prévision. Maris citant
Attali pour qui un économiste est celui capable « d'expliquer le lendemain pourquoi la veille il disait le contraire de ce qui s'est produit aujourd'hui » … l'économie ne connait pas la contradiction.
La loi parfaite de l'offre et de la demande est teintée d'un contenu normatif : c'est-à-dire d'un encouragement à la concurrence, car c'est elle qui optimise le « bien-être ». Interprétation erronée de l'optimum de Pareto qui se contentait de noter que l'équilibre du marché (efficient, autorégulé) ne peut accroitre le bien-être de l'un sans diminuer celui d'un autre !
Mais alors… les économistes savent qu'un s'agit d'une chimère, d'une idéologie, d'une prescription politique mais pour autant, s'étonne Maris, personne n'ose encore aller « cracher sur la tombe ».
Au contraire, les économistes se défendent, à l'image de Friedman pour qui une théorie ne doit pas être testée par le réalisme de ses hypothèses mais par celui de ses conséquences, et Maris d'ajouter que peu importe que la Terre soit plate tant qu'on peut faire du vélo !
Du déni. de même que chacun reconnait que le communisme est un « idéal » au sens d'idéologie, et que si les pays marxistes ont tendu vers le communisme, on ne peut pas dire que le communisme était pur et parfait au sens de ce que Marx pouvait théoriser, Maris encourage les libéraux à reconnaitre leur idéologie.
Le libéralisme pur n'existe pas, pour Maris « on ne va pas vers la concurrence pas à pas » soit il y a concurrence et équilibre pur et parfait… soit rien. Or, actuellement c'est surtout rien (douanes, monopoles, dumping, lobbying, ententes, aides d'Etat, cartels, concentrations etc) donc, pour reprendre la théorie démontée plus haut : aucune garantie de « bien-être » … même théorique.
Donc, après avoir décanillé la statue de la concurrence, Maris s'attaque à la théorie du jeu pour laquelle les acteurs du marché sont rationnels et ne visent qu'à maximiser leurs profits : problème, le paradoxe d'Allais, dès qu'un aléa ou une incertitude s'introduit dans les paramètres, c'est l'irrationnalité qui guette.
Pas d'aléa lui rétorqueront les experts des chaines d'info en continue, sans être contredits par des journalistes découragés par un jargon d'autorité que Maris appelle « la fonction terroriste des maths », puisque le marché est transparent.
Faux répond Maris, déboulonnant le totem de la transparence : « si tout se savait sur tout, personne ne ferait de profit ». Il n'y aurait plus de raison à gérer les risques, il n'y aurait pas de bruits de couloirs, d'initiés, de hors bilan, de comptabilité truquée, d'argent noir, de paradis fiscaux, de blanchiment d'argent liés au trafic de drogues et d'êtres humains.
En bourse c'est la même chose « les profits n'existent que parce que l'on ne sait pas ce que vont faire les autres, on anticipe ce qui n'est pas pareil ». Maris s'arrête prudemment sur la « confiance » notion qu'il laisse plus volontiers à
Freud qu'aux économistes…
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Ainsi dans un monde où la concurrence est faussée, l'équilibre absent et la transparence opaque, le FMI salue l'augmentation du PIB et Milton constate que plus les marchés sont risqués, plus les spéculateurs sont excités.
Le patron d'alors du FMI est particulièrement visé par
Bernard Maris, notamment sa rhétorique sur la taxe Tobin (sur les transactions boursières) qu'on ne pourrait pas appliquer car il faudrait l'appliquer partout or il y a bien « trop de paradis fiscaux » … A quoi bon lutter contre le crime s'il y a trop de criminels rétorque par l'absurde Maris.
Méfiance enfin vis-à-vis des sempiternelles batailles de chiffres, qui sont avant tout des batailles de formules, de point de vue, à l'image du CERC, fermé après avoir calculé 11 millions de français dans la fragilité sociale…loin des 12% de chômage qui laisse croire à 88% de privilégiés…
La « main invisible » n'est pas si propre… Maris, connu pour son engagement écologiste, ne veut pas d'un monde qui « plus il est empoisonné plus il devient riche, par simple effet de rareté. »
On comprend désormais sa colère, tous les dogmes, tous les théorèmes sont erronés et pourtant les gourous de l'économie continuent leur « danse macabre » dans les médias, auprès des politiques, sans jamais avoir à rendre des comptes.
Au détour des figures de l'expert « le raté ou le paresseux de la profession » uniquement là pour « justifier celui qui le paye », de l'oracle, du penseur ou du journaliste, Maris croque le portrait quasi-sociologique d'un système interdépendant d'acteurs réunis autour du dogme capitaliste et dont la principale fonction, vis-à-vis de l'opinion, communicants à l'appui, est de produire du discours.
Pour Maris, citant
Pierre Bourdieu, les économistes peuvent « produire des discours formellement corrects mais sémantiquement vides. »
Comme disait
Cioran, « l'homme se raccroche à l'espoir d'une conflagration définitive dans le dessein de se débarrasser une fois pour toutes de l'histoire. »
Les fidèles du capitalisme aimeraient bien que la messe soit dite une bonne fois pour toute surtout, comme le souligne, non sans ironie, Maris : « la fin de l'Histoire, c'est bien si je suis en haut ». Pour l'auteur, le « capitalisme sauvage ne peut exister sans transcendance ». C'est l'idée que l'effort des pauvres sera un jour récompensé dans une vie éternelle pleine de croissance, et que les riches sont élus de Dieu sur terre « la preuve : ils font de la charité ».
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A travers des références théoriques de Walras à
Keynes, des exemples concrets de Merton à Camdessus, et le tout avec un effort de pédagogie très appréciable, Maris opère un rapide décryptage critique, drôle et citoyen.
Il nous permet de mieux comprendre le discours économique, béquille du discours politique (ou l'inverse), non pas dans le détail des formules et théorèmes, mais dans l'intentionnalité.
Peut-être pourrait-on repenser l'économie comme un rapport de force, un conflit d'intérêts plus ou moins rationnels qui doit être justifié par un discours, celui des experts et des oracles, et également perpétré via la coercition, les prêts du FMI sous condition d'austérité : véritables « stratégies du choc » pour reprendre la journaliste canadienne
Naomi Klein, entrainant violences, répressions, précarité et remous politiques ; ou encore les monopoles européens dans la planification de la politique agricole commune (interdiction jusqu'à récemment de posséder ses propres semences de graines, sentiment de dépossession des agriculteurs et manque d'adaptabilité vis-à-vis de la permaculture etc).
Rapport de force illustré par cette citation rapportée d'
Alain Minc, raillé par
Bernard Maris « je ne sais pas si les marchés pensent justes, mais je sais qu'on ne peut pas penser contre les marchés. »
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