Créée en 1730 au théâtre des Italiens, entrée en 1795 au répertoire de la
Comédie Française et reprise régulièrement au XIXe siècle, c'est peut-être la pièce la plus célèbre de son auteur, si on s'en tient au nombre de mises en scène et représentations.
Orgon, le père de Sylvia, lui annonce que le jeune homme qu'il souhaite la voir épouser, Dorante, va bientôt venir lui faire sa cour. Sylvia lui demande de pouvoir observer son promis sous l'habit de sa soubrette Lisette, pendant que celui-ci fera semblant d'être Sylvia. Cette dernière pense pouvoir ainsi être sûre de voir qui est vraiment Dorante et si elle pourra être heureuse avec lui. Mais de son côté, Dorante use du même stratagème, et se présente sous l'habit de Bourguignon, un valet, pendant qu'Arlequin, son serviteur, joue le maître. Dorante et son fils Mario sont au courant de la double substitution et s'en amusent, pendant que les quatre jeunes gens vivent les affres des sentiments, trompés par les habits d'emprunts des uns et des autres.
Le déguisement du valet en maître et vice-versa est un ressort de comédie déjà apparu dans le théâtre antique, et repris abondamment dans le théâtre classique français, en particulier en imitation de la comédie espagnole. L'acteur comique le plus célèbre avant
Molière, Jodelet, s'en est fait une spécialité, et lorsqu'il rejoindra la troupe de
Molière à la fin de sa vie, ce dernier écrira en partie pour lui les Précieuses ridicules, pièce dans laquelle il pourra, avec un succès phénoménal jouer un valet déguisé en vicomte de Jodelet. Ce sera sa dernière pièce, et le premier triomphe de
Molière dans la capitale.
Mais
Marivaux imagine un double déguisement, la jeune fille rejoignant le jeune homme dans la démarche d'observation, ce qui met en quelque sorte les deux sexes à égalité : ils ont les mêmes interrogations, la même légitimité à se poser les questions sur le choix de leur futur conjoint et recourent au même stratagème pour être fixés. Malgré tout, ce double déguisement, que chacun croit unique, ne donne à chaque fiancé que l'illusion de maîtriser la situation : c'est au final Orgon, qui par la connaissance qu'il en a, qui tire les ficelles, qui est le plus à même de suivre les événements en leur donnant leur véritable sens et qui peut orienter le cours des choses, les rôles choisis par Sylvia et Dorante limitant leurs marges de manoeuvres, et leur ignorance de l'identité de deux autres protagonistes ne peut que les précipiter dans un jeu d'erreurs, sur les autres et sur eux-mêmes.
D'une façon sans doute rassurante pour les spectateurs de l'époque, Arlequin, avec son comportement de « valet » déplaît à Sylvia et séduit Lisette. de même, Dorante, sous son habit de valet séduit et est séduit par Sylvia. Une sorte de légitimation du mariage entre les semblables socialement, décidé par les pères. Même si les maîtres et valet changent d'habits, il est plus difficile de changer en un instant le comportement, la façon de parler, ce qu'on appellerait aujourd'hui les codes sociaux. Parce que c'est essentiellement cela que nos jeunes gens voient de l'autre, ils ont assez peu l'occasion dans la pièce d'éprouver d'autres caractéristiques, plus personnels de leurs partenaires potentiels. La pièce soulève l'interrogation de savoir ce que l'on aime dans l'autre, quels sont les éléments qui déterminent la naissance des sentiments, l'envie de former un couple, et elle pointe les déterminismes sociaux, même lorsqu'on pense pouvoir y échapper. Une célèbre enquête d'
Alain Girard datant de 1959 avait démontrée une forte homogamie sociale, c'est dire le choix d'un partenaire socialement proche. Les choses n'ont pas tellement changées actuellement, l'apparente liberté de choix aboutit finalement à une forme de reproduction sociale, alors que notre société affirme la priorité du sentiment comme critère du choix du partenaire. .
Marivaux pointait déjà ce mécanisme, dans un monde qui imposait le mariage du semblable avec le semblable : même sans contrainte, c'est cela qui va se produire le plus généralement.