C’est en essayant de ranimer le lent déroulement de ces vieilles mélodies que le moderne ressentira le plus vivement le sérieux, l’intériorité profonde de cet art des troubadours. C’est par la musique, me semble-t-il, qu’on surprendra le plus sûrement le secret de cet art : par son mélange déroutant d’austérité et de fraîcheur sensible, de hiératisme et de virtuosité, ce style mélodique nous révèle peu à peu la complexité de cet art abrupt qui exige au départ de l’auditeur un tel effort d’attention, de tension intérieure. La musique achève de donner à ces chansons le caractère d’une œuvre de ferveur, comme enveloppée d’une auréole mystique. Ces hymnes solennelles se prétendent des chansons d’amour et il est bien vrai que chacune d’elles a été composée pour telle Dame (les jongleurs prétendaient savoir et nos érudits s’efforcent de vérifier qui, précisément, ont voulu désigner les poètes par ces pseudonymes mystérieux, ou senhals, dont ils se servaient pour ne pas prononcer le nom de l’Aimée : ainsi chez Bernard de Ventadour, Aziman, « Magnétique », Conort, « Réconfort », Belvezer, « Belle-à-voir »).
L’apparition de la poésie trobadoresca est, comme il est arrivé souvent dans l’histoire de la culture, un phénomène de marche-frontière. Les premiers grands troubadours ne sont pas nés au cœur du pays d’Oc, si tant est que cette aire linguistique étalée dis Aup i Pirenèu ait jamais eu un centre (que les Toulousains me pardonnent !), mais bien le long de sa bordure nord-ouest, d’Ussel à Blaye en passant par les environs d’Uzerche, Excideuil et Mareuil, une fois mis à part les jongleurs d’origine, itinérants par vocation ou ceux qui Poitevin ou Saintongeois comme Guillaume IX ou Rigaud de Barbezieux se placent au-delà de la limite linguistique, telle qu’elle a été observée au XIXe siècle (mais elle ne paraît pas avoir beaucoup varié dans cette région).
On ne peut se résoudre à traiter tout à fait la langue des troubadours ni comme une langue morte, ni comme une langue étrangère. D’abord parce que nous sommes quinze ou vingt millions de Français pour qui un dialecte d’Oc est, sinon la langue maternelle, du moins un substrat linguistique tout proche, prêt à affleurer : Albert Thibaudet avait remarqué que les seuls vers de Jules Romains, né Farigoule, qui ne fussent ni rocailleux ni prosaïques étaient ceux qui, par rencontre, se laissaient transposer exactement, syllabe pour syllabe, en auvergnat.
Le mot, et la chose, nous viennent du pays d’Oc. Le latin amore(m) donne régulièrement en français « ameur », comme flore (m) « fleur » (en provençal flour) ; il est significatif que là où cette forme a subsisté – dans le seul dialecte picard – ce soit au sens, brutal, de « rut » ; or l’amour, tel que nous l’avons hérité des troubadours, c’est, je n’écrirai pas : c’était, tout autre chose que la pure sexualité.
Un tel amour n’a pas toujours existé.
La place, croissante, qu’occupe dans ce milieu, la femme, la délicatesse, l’honneur dont elle est entourée : phénomène tout nouveau qui va permettre l’épanouissement de ce style de relations intersexuelles qui s’appelle l’amour courtois. L’amour est en effet, avec le goût des choses de l’esprit tel qu’il s’incarne dans l’art des troubadours, la manifestation la plus originale de cette révolution des mœurs.
« Personne ne soupçonne l'existence des Murs Blancs. Pourtant cette propriété a marqué l'histoire intellectuelle du XXème siècle. Elle a été aussi le lieu, où enfants, nous passions nos dimanche après-midi : la maison de nos grands-parents…
Après la guerre, ce magnifique parc aux arbres centenaires niché dans le vieux Châtenay-Malabry, est choisi par le philosophe Emmanuel Mounier, pour y vivre en communauté avec les collaborateurs de la revue qu'il a fondé : Esprit. Quatre intellectuels, chrétiens de gauche et anciens résistants, comme lui, Henri-Irénée Marrou, Jean Baboulène, Paul Fraisse, Jean-Marie Domenach, le suivent avec leurs familles dans cette aventure. Ils sont bientôt rejoints par Paul Ricoeur.
Pendant cinquante ans, les Murs Blancs sont le quartier général de leurs combats, dont la revue Esprit est le porte-voix : la guerre d'Algérie et la décolonisation, la lutte contre le totalitarisme communiste, la construction de l'Europe. Et bien sûr, Mai 68... Une vingtaine d'enfants, dont notre père, y sont élevés en collectivité. Malheureusement, les jalousies et les difficultés nourries par le quotidien de la vie en communauté y deviennent de plus en plus pesantes… Peut-être est-ce une des raisons pour lesquelles cette histoire est tombée dans l'oubli, et que personne n'avait pris la peine de nous la raconter jusqu'alors. Pourtant, beaucoup d'intellectuels, d'artistes et d'hommes politiques y ont fait leurs armes : Jacques Julliard, Jean Lebrun, Ivan Illich, Chris Marker, Jacques Delors et aussi… Emmanuel Macron. C'est grâce à leurs récits et confessions que nous avons pu renouer avec notre histoire : transformer un idéal difficile en récit familial et politique. »
L. et H. Domenach
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