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Critique de Willd


Willd
02 novembre 2019
Quel joli titre pour un roman ! Kilissa résonne comme une eau rejaillit sur une roche, comme un cri d'enfant que l'on entend au loin sans le distinguer.
Esclave, sans véritable identité (son nom « La Cilicienne » lui a été attribué en raison de sa région natale située en Anatolie), elle vit à Mycènes auprès d'Agamemnon et de Clytemnestre. Femme de l'ombre, discrète et respectueuse, elle partagera l'intimité de la cour royale.Elle aidera sa maîtresse à accoucher des ses enfants : Iphigénie, Electre et Oreste. Elle sera leur nourrice, leur nounou et leur confidente. Au fil du récit l'entente entre la maîtresse et l'esclave sera de plus en plus intime au point que Kilissa ressentira toutes les émotions de Clytemnestre. L'auteure construit son roman en tableaux dans lesquels, par un intéressant jeu de miroirs, les deux héroïnes se réfléchissent mutuellement.
Le sacrifice d'Iphigénie pour raison d'état (sacrifice exigé par les dieux pour qu'Agamemnon, à la tête de l'armée grecque, obtienne des vents favorables qui amèneront ses troupes à Troie) plonge les deux femmes dans une souffrance indicible et un profond désarroi. Commence alors le temps de l'absence insupportable accompagnée de son cortège de questions sans réponse, ravivant d'autant plus la douleur de Kilissa qu'elle se sait à tout jamais séparée des siens. Pourtant dans le silence et l'ombre deux femmes au statut social différent vont se comprendre, se respecter et se réconforter. le succès divise, la souffrance rapproche. On retrouve dans Kilissa l'ambiance intimiste du roman Dans l'ombre de la lumière où Claude Pujade-Renaud imagine la vie de la concubine d'Augustin qu'il répudiera avant de devenir évêque d'Hippone et à qui il enlèvera plus tard leur fils.
La disparition d'Iphigénie, qui est en fait un assassinat doublé d'infanticide, comporte des résonnances bien actuelles puisque on a recours à la religion pour justifier le pouvoir sanguinaire qu'exercent certains hommes sur d'autres. « Je crois que c'est ce jour-là que j'ai compris tout à fait combien ceux qui avaient le pouvoir trouvaient des ressources pour utiliser la religion et s'en servir pour gagner les hommes à leur cause. » (p. 39). Ce roman baigne, on l'aura compris, dans une ambiance de guerre, de vengeance, de viol voire même d'inceste et rejoint par là la tragédie antique. Toutefois l'auteure (philologue classique et bachelière en philosophie) nous invite à aller au-delà en visitant des thèmes intemporels : la douleur de l'absence que rien n'efface, l'injustice, la violence, l'abus de pouvoir, l'écoulement du temps, l'angoisse de l'avenir...
Le grand mérite et l'originalité de Marie-Bernadette Mars consistent à donner la parole aux femmes de l'antiquité ( les grandes ignorées de l'époque sauf quand elles sont soumises à un destin tragique) et à travers elles aux femmes exploitées, humiliées, soumises, méprisées (doit-on rappeler les injures proférées à leur égard par un « ancien candidat » à la présidence des Etats-Unis?), réduites à l'esclavage, contraintes au mariages forcé...
Ce roman court mais dense invite donc le lecteur à la réflexion et lui permet, tout comme on fait un arrêt sur image pour vérifier un détail, d'arrêter momentanément la lecture pour poursuivre le cheminement de la pensée tout en interrogeant l'actualité brûlante. Comment ne pas comparer Kilissa aux réfugiées qui , au péril de leur vie, abordent les frontières de l'Europe? Comment ne pas comparer la disparition d'Iphigénie à ces images effrayantes d'un petit garçon kurde rejeté, sans vie, par la mer sur une plage turque ?
Kilissa a disparu dans les strates de l'humanité. Trotte dans la tête ces paroles d'Aragon interprétées par Léo Ferré : « Est-ce ainsi que les hommes vivent ?»

Lien : http://willem.dominique@skyn..
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