Au rang des auteurs qui ont mis du temps à trouver le chemin des librairies, l'américain
Eugene Marten figure en bonne place.
Il faut en effet attendre 2008 avant qu'
Ordure (Waste en anglais) ne soit enfin publié chez le micro-éditeur Ellipsis Press. Acclamé par
Brian Evenson lui-même (auteur, entre autres, du
Père des Mensonges et de
la langue d'Altmann),
Ordure trouve aujourd'hui sa place chez Quidam grâce à la traduction soignée de
Stéphane Vanderhaeghe. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'
Ordure n'est pas un roman comme les autres…
Ordure est ce que l'on appelle une novella, c'est à-dire un roman court, d'à peine 105 pages. Mais pour
Eugene Marten, pas de longueur ou de gras, juste des déchets, beaucoup de déchets et pour cause !
Le protagoniste, Sloper, est agent d'entretien. Tous les jours, il passe d'étage en étage pour vider les corbeilles, nettoyer les bureaux et lisser la moquette.
Le soir, Sloper rentre chez lui. À la cave. Un espace exigu et asphyxiant dont il ne sort quasiment que pour travailler, locataire chez sa propre mère avec laquelle il « communique » quand celle-ci tape du pied à l'étage ou lorsqu'il lui glisse son loyer discrètement sous sa porte.
Sloper aime observer les autres à défaut de leur parler, car, pour la plupart des gens qu'il croise, Sloper est un anonyme, un invisible.
Quand quelqu'un lui adresse la parole, c'est souvent qu'il lui ressemble : un éboueur, une prostitué, une aide-soignante, un SDF, d'autres agents d'entretien…
Dans cette vie insignifiante,
Eugene Marten décrit la banalité d'une existence à la fois insipide et terrible. Sloper récupère des restes alimentaires dans les poubelles qu'il vide pour les manger planqué sous un bureau ou les réchauffer chez lui. Il écoute, curieux, la vie des bureaucrates et autres associés dont la vie semble déformée, tantôt terrifiante, tantôt surréaliste.
Et puis, peu à peu, Sloper nous montre certains de ses petits secrets. Comme se branler dans la chaussure d'une employée qui l'a laissé là. Ou lorsqu'il va faire une découverte incroyable et macabre dans la poubelle en bas de l'immeuble.
C'est là que tout commence clairement à dérailler.
Qu'est-ce qui fascine dans le roman d'
Eugene Marten ?
Son dépouillement et son art de l'ellipse, du non-dit, du coup d'oeil furtif.
Ne vous y trompez pas,
Ordure n'a rien de voyeuriste malgré l'horreur qui l'habite.
Ordure montre, décrit, dissèque.
Ordure tire le rideau qui cache ceux que l'on ne voit pas d'ordinaire ou, plutôt, que l'on ne veut pas voir.
Et il vous laisse là, sans rien dire, à contempler tout ça, à en faire votre propre récit, votre propre idée.
Sloper, comme on l'a dit, est un insignifiant, un « incel avant l'heure » comme le qualifie si justement
Brian Evenson dans sa préface. Un être inquiétant produit d'une société capable de mettre l'individu plus bas que terre, de le laisser dans la misère et de s'en servir davantage comme un outil que comme un être humain. le lecteur découvre alors l'envers du décor, et ce n'est pas beau à voir, ni pour Sloper ni pour ceux qui l'entourent.
Pour autant,
Ordure n'est pas un roman à charge.
Eugene Marten utilise une froideur calculée et un minimalisme stylistique qui confine au cryptique pour exposer mais sans jamais juger.
Sloper existe, misérablement, pathétiquement, mais il existe.
Et lorsque son son existence trouve un sens dans l'horreur et le tabou transgressé, l'auteur américain ne le montre pas comme un monstre mais comme le déchet d'une société qui, de toute façon, ne lui offre aucune chance ni socialement ni affectivement.
Sloper, c'est l'agent d'entretien qui peut espérer devenir l'employé du mois pour ramasser les restes dans un nouvel immeuble en construction, c'est celui qu'on ne regarde pas et qui peut espérer demander en mariage une tétraplégique communicant par des bips à peine compréhensibles, c'est le fils invisible qu'on laisse croupir à la cave et qui n'a de perspective qu'une autre cave, quelque part, un jour.
La terreur que l'on ressent à la lecture d'
Ordure n'est pas le produit d'une débauche d'effets stylistiques au contraire, c'est son absence, sa froideur clinique. Dans ce qui n'est pas dit et qui met le lecteur mal à l'aise, comme obsédé par cette petite écorchure que l'on a au fond de la gorge. Sloper n'a rien d'un monstre extraordinaire, il est même, tragiquement, ordinaire et banal, d'une médiocrité humaine où la tristesse du paria finit par devenir une horreur qui répugne parce que le choix n'existe plus. Pas d'amour, pas d'émotion, pas d'interaction, pas d'espoir, pas d'avenir.
Alors où trouver quelque chose pour Sloper ? Dans la mort. Dans la poussière qui n'est que de la peau morte. Dans ce qui ne parle pas. Dans l'
ordure.
Quelque part entre
Brian Evenson et
Chuck Palahniuk avec un zest de Brest Easton Ellis pour parfumer le tout,
Ordure est un récit glaçant qui obsède et fascine.
Eugene Marten économise chaque mot pour mieux montrer l'invisible. le choc créé par
Ordure n'est pas frontal. Il est insidieux, perturbant, transformant la banalité en atrocité sans même y penser. Et vous n'en sortirez pas indemnes !
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