À GASTON GALLIMARD
14 janvier 1919
Cher ami,
J'ai commencé plusieurs fois à répondre à ta longue lettre de Novembre, reçue pendant ma permission de Décembre, et j'y ai chaque fois renoncé pour les raisons que tu me donnes toi-même Il est impossible de parler de «ça», par correspondance, avec des intervalles de plus d'un mois entre les lettres et les réponses. Une seule chose importe, et j'ai tant de plaisir à la constater que je ne manque pas une occasion, c'est la solide et fraternelle affection qui nous lie, et fait que, après huit jours ou après trois années d'absence, nos mains se tendent sans la moindre arrière-pensée, et nos pensées s'offrent l'une à l'autre presque sans réserve. Cette certitude accroît mon impatience de te voir revenir. Ta lettre ne me fixe guère sur ce point. Je crois pourtant ne pas me tromper si j'ai l'impression que ton absence de Paris en ce moment est fâcheuse à mille points de vue et sérieusement préjudiciable à la marche et à la réputation de ta maison d'éditions. La chère Berthe succombe cette fois sous un poids que les mois aggravent et qui n'est tout de même pas proportionné à ses délicieuses épaules. Crains de compromettre l'effort de dix ans par une absence de quelques mois, juste au mauvais moment. Les affaires, la vie, reprennent à Paris depuis l'armistice avec une intensité accélérée. Il importe que tout le monde soit le plus vite possible à sa place. Vous ne vous en rendez peut-être pas bien compte là-bas.
Discours de Roger Martin du Gard pour le prix Nobel (1937).