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Critique de Goldlead


Je n'avais jamais encore pris le temps de lire les huit tomes de cette longue chronique familiale qui faisait référence auprès de nos professeurs, dans les pensionnats religieux de mon adolescence, et, pour cette même raison certainement, je m'imaginais un roman d'initiation et d'édification pour jeunes gens de bonnes familles, aussi moralisateur et bien-pensant que trop pesant d'atmosphères surannées.

Et il est vrai que ces adolescents qui se vouvoient (entre garçons ou entre filles, comme d'un sexe à l'autre), qui parlent et se comportent comme des adultes, bref, qui n'ont pas encore constitué socialement un monde à part, avec ses codes et ses valeurs ; que la religion socialement et culturellement omniprésente, jusque dans la virulence des anticléricaux ; que les débats sur Dieu ou la science ou sur les moyens et les fins du socialisme révolutionnaire (qui, s'ils n'ont rien perdu de leur justesse et de leur pertinence, font quand même aujourd'hui un peu resucée), tout cela nous renvoie à des temps révolus, à cette vieille société bourgeoise et cléricale qui prolonge le dix-neuvième siècle au tout début du vingtième, avant le grand choc des deux guerres mondiales. Mais, nonobstant ces marques un peu désuètes, on a vite fait de se laisser gagner par l'assiduité et la familiarité qui font tout le charme des séries télévisées modernes. On se laisse alors porter par ce temps long… qui ne coule pourtant guère que sur une dizaine ou une douzaine d'années, creusant du coup d'autant plus profondément son lit et s'étalant à l'aise dans la sensibilité du lecteur. Car il ne s'agit pas du temps collectif et historique qui traverse les générations (même s'il sinue ici au milieu des écueils et des événements d'une période particulièrement tragique de notre histoire), mais d'un temps ou d'une durée intime qui va, pas à pas, au rythme de notre vie à chacun. Aussi ne faut-il pas chercher de rebondissements dans l'action et les aventures extérieures ; mais plutôt se laisser gagner par le subtil développement des émotions, des états de conscience et de tout ce qui fait le tissu personnel des personnages. Roman psychologique donc, plus qu'historique ou social… malgré son intérêt documentaire aussi, par exemple sur l'état d'esprit dans les années de la Grande Guerre.

Les Thibault : deux frères, Antoine et Jacques, neuf ans d'écart, jeunes pousses vigoureuses qui, chacune à sa façon, cherchent l'air et la lumière dans l'ombre asphyxiante d'Oscar, le patriarche, grand bourgeois catholique et dévot (mais aussi lettré), obsédé d'ordre et de respectabilité, dans ses activités sociales comme dans sa vie familiale ou sa philosophie de la vie. L'aîné, jeune médecin promis à une brillante carrière, solide, raisonnable, positiviste ; Jacques, le cadet, écorché vif, idéaliste et anarchiste, rêvant d'une grande oeuvre littéraire et d'un monde utopique. Deux frères que nous suivons du sortir de l'enfance jusqu'aux grandes décisions qui jettent les fondations de l'âge adulte ; dans cette période charnière et clé où se soldent et parfois se consument tous les destins… On y retrouve tout : les troubles, les révoltes et les grands dangers de l'adolescence ; le passage de frontière, de la clôture familiale à la société ouverte ; les premiers tâtonnements qui fraient les chemins de vie définitifs ; les confrontations et les collusions avec les règles du jeu ambiantes ; l'effondrement, à la mort du père, d'un mur qui est à la fois prison et rempart ; le poids des choses et la charge des autres qui lestent de responsabilités écrasantes les élans et les ivresses de la liberté toute neuve ; les rêves ou les projets personnels, brutalement rabattus par les vents de l'histoire ou les avaries du corps et qui sont contraints de se poser en catastrophe au sol des réalités, quand ils ne viennent pas simplement s'y fracasser ; les enthousiasmes et les certitudes bientôt échaudés par l'expérience et les doutes ; mais les idéaux et les espoirs aussi, qui refusent de plier à la logique et aux accommodements du réel… Et tout cela, bien sûr, au milieu du ballet des amours, des rencontres, des ruptures, des souffrances, des naissances, des maladies, des morts, des tâches, des obligations et des engagements, des interrogations sans fin et des possibles envisagés ou regrettés, et qui sont comme des linéaments de vies ou de mondes parallèles…

Car il faut dire que, fouillés, analysés, décapés par ce fin psychologue qu'est Roger Martin du Gard, les personnages (et pas seulement les deux héros) apparaissent à nu dans leur spontanéité et leur complexité : ingénus, bruts, transparents, authentiques jusque dans leurs contradictions. Naturellement (à focaliser ainsi sur les âmes… et dans une langue châtiée, domestiquée, sublimée par la même ascèse que les corps et les moeurs qu'elle décrit), il y a beaucoup d'âmes pures et généreuses dans cette galerie de portraits… attachantes et agaçantes comme sont les figures de saints des histoires pieuses ! Mais, même les personnages les plus rébarbatifs (comme le vieux tyran domestique ou l'incorrigible séducteur-escroc Jérôme de Fontanin), éclairés de l'intérieur, finissent par révéler une complexité ou une logique de construction qui les sauve malgré eux et malgré tout. J'ai particulièrement apprécié, de ce point de vue, le récit de la lente et pathétique agonie du père Thibault. Mais cette même lorgnette psychologique, appliquée cette fois aux situations socio-historiques, nous découvre aussi, sous le mécanisme des conjonctures et des rapports de forces, l'état et l'évolution de ce que les historiens appellent les « mentalités » et qui ne sont rien d'autre que les facteurs et les enjeux humains pris dans la tourmente des événements. Au moment où, un siècle après, nous commémorons la première guerre mondiale, on retrouve, "comme si on y était", les espoirs, les angoisses, les débats, les souffrances et les drames des contemporains. D'autant plus vifs et communicatifs qu'ils perdent leur anonymat et leur éloignement en étant ici incarnés et individualisés (L'Été 14 : un des tomes les plus denses, où la petite histoire rejoint la grande).
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