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Jérôme Bosch est un peintre néerlandais du 15e siècle qui est à l'origine de toiles où le mystique se mêle à l'hérétique, où la monstruosité se déploie dans une prolifération d'énergie plus puissante que celle qui anime la vie quelconque et sans vigueur du commun. Jérome Bauche est le personnage d'un roman de Jean-Pierre Martinet. Cinq siècles le séparent de son homonyme néerlandais mais une pareille vénération pour la monstruosité les rapproche. Hasard… postule-t-on sur l'état d'esprit d'un peintre dérangé et hanté par la perversion au point d'avoir engendré des oeuvres telles que le « Jardin des Délices » ou la « Tentation de Saint-Antoine » pour s'infiltrer dans les affres mentaux de son digne descendant, Jérôme Bauche ? Les scènes qui s'animent sous son crâne sont des odes à la luxuriance perverse et les mots qui les décrivent pourraient très aisément former de nouvelles et sordides fresques. En réalité, Jérôme Bauche ne semble jamais s'apercevoir de la ressemblance qui le lie à son homonyme peintre. de telles analogies ne peuvent être démontrées que par le lecteur qui dispose d'une distanciation suffisante ; Jérôme Bauche, en plein coeur de son récit, ne trouve rien d'anormal ni de monstrueux à ce qu'il décrit –quoique peut-être un peu, mais dans ce cas il s'accommode très bien des variations de son hygiène mentale. Mais peut-être nous laissons-nous duper par le détachement apparent du personnage… Qu'est-ce qui nous indique que Jérôme Bauche n'est pas conscient des affiliations qu'il détient avec les pensées de certains personnages littéraires ? Au contraire, de nombreux indices nous portent à croire qu'il nous glisse sans cesse des allusions subtiles à seule fin d'éveiller notre intérêt. Ce bon gros bonhomme obèse, pas si indolent qu'il n'y paraît, éternel adolescent reclus dans sa chambre et partageant une idylle haineuse avec sa mère qu'il appelle « mamame », nous rappellera un Ignatius Reilly rageur, dénonçant avec une verve inspirée la désharmonie du monde moderne, les fautes de goût de ses contemporains et la vulgarité des épansions hypocrites. « Je me sentais devenir enragé, car oui, vraiment, ce que je supportais le plus mal dans la vie, c'était l'absence d'harmonie, ces cris, cette vulgarité, comme si l'on se promenait éternellement dans une fête foraine, et au bout du compte, rien qu'un désaccord profond, une envie folle de se boucher les oreilles pour ne pas entendre ses propres hurlements. » Ce dégoût s'accompagne d'un inévitable sentiment de supériorité, mégalomanie divine qui lui permet de se doter des qualités et des pouvoirs les plus convoités. On sent cette fois-ci la présence du Giovanni Papini exacerbé des jeunes années, celui qui avait écrit Un homme fini et qui prévoyait déjà d'asservir l'humanité à ses ambitions (« J'étais un être supérieur, mais j'étais le seul à le savoir : ma force n'en était que plus grande »). Mais Jérôme Bauche se détourne rapidement de ces considérations mégalomaniaques : on comprend qu'elles ne servent qu'à dissimuler un manque profond. Manque d'amour, manque de confiance en soi, manque de signification… L'existence de Jérôme est étiolée. Complètement désenchanté, ce personnage est semblable au berger de L'alchimiste qui se demande quels sont les processus qui ont oeuvré à ses dépens depuis son enfance pour qu'il devienne un homme désabusé et, plus que cela dans le cas de Jérôme : névrosé voire psychotique. Quelle quantité de faits est purement spéculative ? Quels actes Jérôme accomplit-il réellement ? Si tous les évènements décrits dans le livre sont réels, alors Jérôme est un criminel sans vergogne –psychotique. Si aucun des évènements décrits dans le livre ne sont réels, alors Jérôme est plongé en plein délire –psychotique. Et si l'on flotte entre totalité assassine et spéculation absolue, le doute sur la salubrité mentale du personnage se confirme une fois de plus. le livre qui est pur langage n'est qu'une logorrhée ininterrompue, dense et sans respiration, de pensées et de paroles qui semblent crachées sans réflexion par Jérôme. le besoin de dire est incessant. Si la fonction de communication du personnage au lecteur ne pose parfois aucun doute, il est d'autres pages plus incertaines au cours desquelles le langage se morcèle et se fait le reflet de l'instabilité mentale du personnage : « Alors ? Alors, je ne devais pas m'affoler, et. Car enfin, je n'avais qu'à m'arranger pour faire disparaître le cadavre de Monsieur Cloret, ce n'était pas. La magie des frontières : quand on les franchit, on repart à zéro. Ni l'herbe ni le ciel n'ont la même couleur. Ce n'était pas une tâche insurmontable, après tout. » Nous-mêmes serions sans doute à l'image de Jérôme si nous avions partagé son vécu. Son histoire est d'une cruauté édifiante, qui dépasse à peine celle qui caractérise l'indifférence voire le plaisir masochiste que prend Jérôme à la raconter. Enfant né d'un « caoutchouc percé », « moisissure », il grandit sans père dans le sillage d'une mère amère dont les seuls souvenirs de bonheur se résument aux coups de bite que son mari infligeait à des monticules de noix ou aux truites qu'il lui fourrait par hasard dans le vagin. Entouré de peu de compagnons, Jérôme n'a jamais appris à mener des relations valorisantes avec autrui. Arrivé à l'âge adulte, il se cherche depuis longtemps, ne se trouve jamais. le livre Jérôme décrit un tournant de cet homme qui, seulement névrosé, s'extirpera de sa langueur pour devenir actif et donner une forme à son existence. Mais quelle forme donner à un tel matériau lorsque ses idéaux sont devenus éloignés des normes et des valeurs d'une majorité qui, sans grands besoins affectifs, ne projette que des ambitions sentimentales et émotionnelles médiocres ? Pédophile, violeur, assassin, s'en prenant aux hommes comme aux animaux, pratiquant l'onanisme dans les pots de yaourt ou dans les bus, Jérôme semble improbable, cumulant trop de tares pour être crédible. Mais sitôt qu'on le connaît un peu mieux, à peine aura-t-on commencé à partager ses obsessions, à fréquenter les individus qui l'entourent, à connaître ses idéaux et ses rêves, on s'étonnera de ne pas le voir céder à plus de comportements autodestructeurs. Né de grandes souffrances (« La souffrance c'est pas beau à voir. On plonge dans des profondeurs vertes et quand on remonte on est tellement mort que plus personne vous reconnaît. Les cernes violets sous les yeux, l'air absent, aussi quelques rides gravées dans des endroits bizarres, là où elles auraient pas dû, forcément, ça étonne, et puis les mains vides, forcément » ), ce roman en génère d'encore plus terribles. Visions sans espoirs et cyniques d'une destinée individuelle qui ne promet plus rien s'opposent au paradigme rêvé d'une fusion de tous les êtres humains dans la plus grande harmonie (« Tu te rends compte de ça, Jérôme ? TOUS les gens ont des visages différents. La vie fabuleuse, quoi. Pas un qui se ressemble. Et à l'intérieur alors, comment ça doit être ! Encore plus différent ! Encore plus étonnant ! C'est ça, la vraie merveille. Dommage qu'on s'en rende compte que quand il est trop tard et qu'on n'a plus personne à qui causer. Si on avait su on aurait vécu autrement, mais voilà. On voudrait bien recommencer, on les laisserait pas passer tous ces visages, on les questionnerait, on mettrait des choses en commun, les pas belles et les elles, seulement voilà »). Mais impossible, pas possible, et c'est là la souffrance suprême. Lien : http://colimasson.over-blog... + Lire la suite |
« INCULTE & MICHARD, UNE HISTOIRE LITTÉRAIRE » -
Arno Bertina, Claro, Maylis de Kérangal, Mathieu Larnaudie, Mathias Enard & Hélène Gaudy
En marge du colloque consacré à la revue Inculte et au collectif du même nom, il nous a semblé nécessaire de réécrire l'histoire de la littérature à notre sauce. « Inculte et Michard » sera donc l'occasion de reparcourir l'histoire littéraire en plaçant au premier plan des oeuvres étranges ou dissidentes, potaches, superbement libres. du Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville (présenté par Arno Bertina), publié en 1616, au Jérôme de Jean-Pierre Martinet (présenté par Claro), en passant par Casanova (Mathias Enard) Louise Labé (Maylis de Kérangal) le groupe des Hydropathes (Mathieu Larnaudie) et Lydia Tchoukovskaïa (Hélène Gaudy), nous tenterons de faire les funambules sur ces branches qui n'ont pas donné de fruits, qui étaient en même temps la branche et le fruit.
À lire – Jean-Pierre Martinet, Jérôme, Finitude – Béroalde de Verville, le Moyen de parvenir, Folio – Giacomo Casanova, Histoire de ma vie, édition complète (Bouquins, Laffont) ou Anthologie Livre de poche – Louise Labé, Oeuvres complètes : Sonnets, Elégies, Débat de folie et d'amour, éd. de François Rigolot, Flammarion, « GF » – Lydia Tchoukovskaïa, La Plongée et Entretiens avec Anna Akhmatova, éd. le bruit du temps.
Le vendredi 7 février 2020 - 20h