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Une descente aux enfers ? une quête frénétique d'amour ? une expérience d'avilissement absolu ? Un électro-choc, une trépanation sans anesthésie, en tous les cas…. Jérôme est un OVNI qui a pourtant quelques frères en déréliction…. Jérôme est une sorte de frère monstrueux d'Ignatius Reilly, dans La Conjuration des imbéciles. Comme lui il est repoussant, obèse, alcoolique, libidineux, affligé d'une mère qui l'horrifie… Mais Jérôme n'est pas Ignatius, insolent, foutraque et drôle : Jérôme fait horreur et pitié. Il ne fait jamais rire ni sourire. Comme le consul de Au dessous-du volcan Jérôme s'abîme dans une quête d'amour vertigineuse ; comme lui, il mène son auto-destruction tambour battant, avec une sorte de méthode désespérée : 24h et je vous donne l'immonde … Mais il n'y a pas chez Jérôme la moindre transcendance par le crime, le sexe ou l'alcool : juste un avilissement encore plus fondamental, une solitude encore plus désespérante, une nausée existentielle encore plus viscérale… Comme Céline, Jean-Pierre Martinet utilise le verbe, la langue, comme viatique dans son Voyage- au- bout- de- la- nuit- personnel : langue incantatoire, langue coupée, langue éructée, langue bégayante, langue inventive, langue intrusive, langue portée jusqu'à l'incandescence, jusqu'au crachat, jusqu'à l'innommable… Mais Martinet ne s'en sert pas comme Céline pour tenter de nommer les contrées étranges de la guerre, de l'Afrique, de la rutilante Amérique ou de la misère : la langue de Martinet explore son propre microcosme- un Enfer intérieur projeté devant Jérôme par sa propre angoisse, comme une ombre portée sur le sol; le monde de Martinet est ramené à son quartier, avec son cloaque souterrain- les bas-fonds du passage Nastenka- son cimetière, son café, sa maison des Papillons-Blancs( !!!), son école de filles, son épicerie- une ville-fantasme entre Paris et Saint-Pétersbourg, pendant 24h, d' un mois d'avril glacial et neigeux, plus hivernal que printanier. Convoquer trois très grands livres pour tenter de parler de Jérôme c'est le mettre d'emblée au rang des toutes grandes oeuvres. Et c'est ce sentiment que j'ai eu, très vite, en le découvrant, même si ma lecture n'a pas été de tout repos. J'ai dû, je l'avoue, faire des pauses, malgré ma fascination, tant la violence de ce désespoir, tant l'humanité de cette abjection m'étaient douloureuses et parfois insupportables….avant de replonger dans le marasme et le cloaque où Jérôme s'enfonce irrémédiablement, comme si j'avais été irrésistiblement entraînée par cet anti-héros monstrueux - pédophile, tortionnaire, assassin, onaniste, ivrogne mais surtout seul, désespérément et inéluctablement seul. L'histoire est simple, on pourrait même dire linéaire : Jérôme après avoir commis un crime presque malgré lui, et avoir assisté à la mort de sa vieille mère qui assure seule sa subsistance, sort de chez lui pour fuir ces deux cadavres, et se lance dans la poursuite désespérée d'un coeur ou d'un sexe à prendre. Son fantasme porte le nom d'une petite écolière qui l'obsède jusqu'au délire : Paulina Sémilonova. Dans sa course à l'abîme, il ne rencontre que misère sexuelle, solitude, violence, déchéance ; il refuse toute marque d'affection ou d'attention comme suspectes, exerce sa cruauté sur les êtres et les bêtes, et, dans sa paranoïa, fuit autant qu'il la recherche toute rencontre. Comme un Diogène, cynique, Jérôme cherche un homme, ou une femme, ou une enfant, ou une poule qui le sauverait du néant. Et il parcourt jusqu'au vertige sa propre déréliction, espérant qu'une main se tende : "….tu n'as jamais réussi à vomir les hommes. Toujours en toi cet immense amour inemployé déployé je voulais dire dévoyé. Ainsi la main qui voulait caresser à force de rebuffades finit-elle par brandir un poignard. de toute manière. » Mais cet idiot est un fin lettré : dans sa nuit apparaissent Achab, Dante, Dostoïevsky, Ulysse, Bardamu, Aragon –la séquence auprès de la putain Bérénice qui a lu "Aurélien" est une des plus touchantes du livre- Bartleby, et même le pasteur fou de la Nuit du Chasseur…L'étrange silhouette présente-absente de Solange fait penser au Dracula de Bram Stocker….Tout ce que la culture a produit de plus fort, de plus beau semble émailler de ses clartés l'univers glauque et ténébreux de Jérôme. Jérôme, c'est aussi le parcours d'un livre-monstre : sa genèse, ses refus, les réactions horrifiées qu'il a pu susciter, qui convoque à son secours, puis épuise ses modèles, ses idoles, et entreprend de descendre dans sa propre nuit, sans faiblir. Jérôme Bauche personnage –monstre comme les créatures fantastiques du peintre flamand qui est presque son homonyme. Jérôme livre-monstre d'un Jean-Pierre Martinet pétri de culture mais conscient que sa puissante originalité l'assigne à l'incompréhension, au rejet. Jérôme narration- monstre à la fois baroque et classique –unité de temps, de lieu, d'action. Jérôme langue-monstre poétique, incantatoire, musicale… Je remercie les quelques aficionados de ce livre qui m'ont , à Babélio, ouvert les chemins de cette cathédrale de noirceur. + Lire la suite |
« […] Je ne valais », écrit t'Serstevens (1886-1974) dans Regards vers la jeunesse, « que par des illusions que je n'ai plus, des enthousiasmes qui agonisent, une ardeur mystique qui me portait au-dessus de moi-même. Je préfère mes erreurs et mes sottes impulsions d'autrefois à mon intelligence prudente, à l'esprit critique dont je suis accablé. » […]
[…] t'Serstevens n'a cessé d'être poursuivi par son double, comme dans les cauchemars. […] La course-poursuite, malgré tout son entêtement, il l'aura perdue : l'horrible vieillard l'aura rejoint, il l'aura serré contre lui, il lui aura souri avec l'air doucereux et indulgent de ceux qui n'aiment plus la vie. […]
[…]
On peut trouver contradictoire, en vérité, l'attitude d'un homme qui a su trouver les accents les plus vibrants pour célébrer la jeunesse, cette jeunesse qui se confond un peu […] avec l'esprit d'aventure, et sa férocité à l'égard de toutes les utopies, qui sont un peu la jeunesse des idées, leur adolescence. Cette contradiction, t'Serstevens en a eu conscience, et il l'a vécue dans le déchirement, du moins dans les premières années de sa vie d'écrivain. […] La tour d'ivoire où prétendent s'enfermer certains littérateurs pour échapper à la médiocrité de leurs contemporains, il n'y voit qu'une prison dérisoire : il lui faut l'air du large, la rumeur des ports, le sourire des femmes, l'odeur des acacias. Oui, ce qu'exprime en profondeur la première partie de l'oeuvre de t'Serstevens, c'est l'horreur de ne croire en rien. Cela n'a rien à voir avec le scepticisme, c'est, précisément, tout le contraire : la douleur de se sentir ballotté dans un monde où l'on ne comprend rien, où l'on n'a aucun repère, où toutes les idéologies s'effritent les unes après les autres […] : amertume ricanante, et non pas scepticisme souriant. […]
Il aura manqué, en somme, à t'Serstevens, d'avoir su se mettre en valeur, ce qui est une faute impardonnable dans notre petite république des lettres, qui oublie facilement les errants, les navigateurs, les ivrognes, les rêveurs, ou, tout simplement, les modestes. […] » (Jean-Pierre Martinet, « Un Apostolat » d'A. t'Serstevens, Éditions Alfred Eibel, 1975)
« Né […] en Belgique d'un père flamand et d'une mère provençale, Albert t'Serstevens, après un voyage en Égypte, s'installe en France en 1910 ; il est successivement employé de librairie, puis secrétaire d'un banquier, avant de publier en 1911 son premier ouvrage Poèmes en prose. […] » (universalis.fr)
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Bande sonore originale : Lacrymosa Aeterna Industry - Je te vois
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