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EAN : 9782021163148
215 pages
Seuil (25/03/2014)
3.95/5   33 notes
Résumé :
Ce livre tout à fait original est un petit essai d'histoire universelle. On pourrait dire aussi qu'il est une philosophie de l'histoire.

Dans un style limpide et accessible, l'auteur traverse les siècles et les continents pour livrer une lecture surprenante, stimulante, de l'ascension et du déclin des empires depuis Rome jusqu'aux empires de Chine en passant par l'Islam, les Mongols et l'Inde des Moghols.

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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique
Gabriel Martinez-Gros prend un parti osé : analyser l'histoire mondiale à travers les lunettes d'un postulat du Moyen Âge formulé par Ibn Khaldûn au XIVème siècle.

Que dit (en substance) Idn Khaldûn ? Pour former un empire, il faut d'abord un gros vivier de population sédentaire. Pour vivre de façon dense et sédentaire, ces populations doivent être automatiquement apaisées et désarmées (sans quoi elles se battraient tout le temps et ce serait contraire à la productivité).

Or, historiquement, la première zone répondant à ce critère fut la Mésopotamie, zone densément peuplée et entourée de zones largement moins productives. Deuxième élément déterminant dans la formation d'un empire selon notre chroniqueur du Moyen Âge, qu'une tribu avoisinante à la fois peu nombreuse, solidaire et guerrière se mette en tête de vouloir chiper le gros gâteau que constitue la zone dense et pacifiée.

Faites agir les deux composés et vous obtenez, une razzia éclair des seconds sur les premiers, victoire sans appel, puisque les productifs sont désarmés et les autres spécialistes de la violence.

Historiquement, on s'attend donc à ce qu'une peuplade périphérique se soit emparée du gros gâteau de la Mésopotamie, or, précisément, les Assyriens, originaires des montagnes de l'actuel Kurdistan, à la frontière turco-iraquienne, ont conquis très rapidement l'immense ventre populeux mésopotamien, constituant, par le fait, le premier empire de l'histoire de l'humanité.

Mais ce n'est pas tout. Ibn Khaldûn dit encore que sitôt que les ex-conquérants s'assimilent aux populations sédentaires qu'ils viennent de soumettre, ils deviennent à leur tour des sédentaires, se doivent de pacifier leurs propres rangs et perdent du même coup cette soif de conquêtes violentes qui les animait préalablement, ce qu'Ibn Khaldûn nomme la « 'asabiya ».

Selon lui, la dynastie qui a fait main basse sur le centre productif dure plus ou moins un siècle et se fait rapidement manger ensuite par une autre tribu périphérique à la 'asabiya virulente.

Si l'on considère le Croissant Fertile, premier grenier à blé de l'humanité, avec notamment ses vallée égyptienne du Nil et Mésopotamie, il sera successivement la proie de Assyriens (qui venaient du Nord), puis des Perses (qui venaient de l'Est), puis des Grecs (qui venaient de l'Ouest), puis des Romains (qui venaient encore plus de l'Ouest) et enfin des Arabes (qui eux venaient du Sud).

En ce qui concerne le Proche-Orient, on s'arrête là pour les empires car vers la fin du Moyen-Âge, il cesse d'être un grand centre de population productive sédentaire. Celui-ci se déplace d'une part vers le Nord-Ouest avec l'empire Ottoman et vers l'Est avec l'empire Moghol, le premier puisant sa subsistance des populations sédentaires d'Europe et le second des vallées fertiles hindoues.

L'auteur documente aussi abondamment la Chine qui se comporte de la même façon en respectant toujours le même schéma : lorsque la dynastie conquérante a assis son autorité sur le gros bassin de population et éradiqué la violence en ses rangs, elle est dans l'obligation de s'adjoindre l'aide de populations guerrières périphériques pour maintenir ses frontières, jusqu'au jour où, ces populations guerrières périphériques décident de combattre en leur nom propre et de renverser l'empire en place.

(À l'exception notable de la toute dernière dynastie impériale chinoise, les Mandchous qui ont clairement séparé les fonctions dominantes et violentes qu'ils se sont réservées et les fonctions productives qu'ils ont assigné au restant de la Chine. Ils ont pris le soin de ne jamais s'assimiler, au point de faire rédiger ce qui concernait uniquement la violence en langue Mandchoue et non en Chinois et en veillant scrupuleusement à éviter les mariages entre Mandchous et Chinois.)

Ce fut le cas, par exemple, de l'Empire romain qui rétribuait nombre de populations germaines pour grossir les rangs de son armée, jusqu'au jour où les Germains ont décidé d'aller se servir eux-mêmes.

Le modèle d'Ibn Khaldûn butte toutefois sur le cas de l'Europe du nord de la Méditerranée. En effet, même s'il demeure une sorte d'immense empire chrétien sédentaire dont le centre reste Rome, il n'a jamais été réellement conquis par une seule 'asabiya mais plutôt par une myriade et qui, contrairement aux dynasties impériales, ont été très durables (quasiment mille ans en France).

Selon l'auteur, ceci est attribuable au fait que les densités de population sur lesquelles on peu prélever l'impôt demeuraient assez faibles comparativement à ce qu'elles étaient en Égypte et Mésopotamie. Ainsi, le système féodal s'entretenait avec un prélèvement d'impôt ridicule comparé à ce que les empires prélevaient, d'où leur modestes proportions et leur absence de faste et d'où, peut-être, leur rapide déclin sitôt que le faste et l'impôt sont devenus plus oppressants, entre Louis XIV et la révolution (comme par hasard, on retrouve le cycle d'un siècle environ prédit par Ibn Khaldûn).

Enfin, l'auteur évoque souvent le côté culturel, on dirait de nos jours le souci du " soft power ". Mettre la main sur un empire, c'est aussi — peut-être même surtout — s'emparer de l'imaginaire qu'il suscite, du rayonnement culturel qui lui est associé. Les Romains ont tout fait pour s'attribuer la filiation des Grecs qu'ils avaient soumis. Il en va de même en Extrême-Orient.

Ce que je vais dire maintenant n'est pas développé par l'auteur mais, si l'on y réfléchit un peu, l'expédition de Bonaparte en Égypte avait une dimension d'appropriation culturelle absolument évidente. Napoléon était très désireux d'attirer sur lui le lustre culturel des empires anciens. le principal leg architectural du Premier empire reste l'arc de triomphe de la Place de l'étoile à Paris. Quoi de plus " Empire romain de la haute époque " que ça ?

Si l'on se hasarde à passer la frontière du Rhin, où Bismark a-t-il signé la naissance de l'Allemagne moderne ? À Versailles, ni plus ni moins, et il a appelé ça le " Reich ". Qu'ont fait les archéologues allemands précisément à cette époque ? Ils se sont empressés d'aller farfouiller en l'Empire ottoman en perdition pour ressusciter l'ancienne Troye, découvrir Babylone, etc. Si la porte d'Ishtar demeure de nos jours à Berlin, c'est à cette volonté d'appropriation culturelle de la grandeur des empires passés qu'on le doit très certainement.

En somme, voici un ouvrage que j'ai trouvé réellement intéressant, bien que j'aie eu plus de mal à suivre la démonstration concernant l'empire du milieu, car étant vierge de références précises concernant la Chine. Néanmoins, je ne souhaite nullement avoir trop d'empire sur votre jugement concernant cet essai, je vous conseille plutôt de vous en faire votre propre opinion car n'oubliez jamais que ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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Un petit ouvrage intéressant dans une dynamique relevant de la tradition des histoires universelles .

Sa concision pertinente et son style agréable en font une lecture profitable pour ce qui est de la compréhension sociologique des dynamiques globales de l'histoire des empires , des conquêtes impériales , des dynamiques structurelles du maintien sur la durée de ces imperium , et des données qui alimentent la théorisation sur le rôle des envahisseurs qui semblent fatalement et systématiquement s'insérer dans ces édifices politiques complexes et différenciés , qui partagent néanmoins des points communs notables , de même que les « barbares « en partagent souvent aussi .

L'auteur s'appuie sur le travail d'un historien musulman du 14é siècle qui a cerné de près les aspects théoriques de ces questions , des empires et des barbares . Cet auteur a nourris la réflexion de Gabriel Martinez –Gros , et ses réflexions servent de canevas à cette brève histoire de qualité . Cet auteur musulman médiéval est Ibn Khaldum .

L'auteur examine de nombreux exemples dans l'espace eurasiatique (sur une large épaisseur temporelle) et personnellement je regrette que l'exemple de Byzance ne figure pas sérieusement au tableau , car il constituerait à mon sens , un contre-exemple assez édifiant face aux apparentes constantes de l'histoire eurasiatique de la naissance et de la transformation (chute ?) inéluctable des imperium eurasiatiques à travers l'histoire .
Fondamentalement ce texte évoque (postule) des tendances (génétique ?) « pacifistes « des empires , au stade ultime de leur développements avec pour corollaire une sorte d'inaptitude à la défense , résultant de variables sociologiques implacables et constantes .

Cet ouvrage est utile du point de vue sensibilisation à cette problématique centrale en histoire ( eurasiatique) , cependant on aurait tort de considérer ces réflexions comme universellement opérationnelles en histoire ancienne , médiévale et moderne .
En effet , que ce soit Rome , Byzance , les mogols , la chine ou autres empires , du type Trans-eurasiens ( mongols ) . Les contextes ( les barbares , les structures sociales , les édifices politiques des imperium … ) sont extrêmement différents les uns des autres et au final d'une variété insondable .
Cette matière diversifiée ne vient pas nécessairement confirmer les thèses de l'auteur dans les détails et dans l'examen du particulier .

Cependant c'est un des textes de vulgarisation sur ces thématiques qui est absolument incontournable ( en vulgarisation ) . Je ne saurais trop recommander au lecteur de se pencher sur l'histoire des dynamiques eurasiatiques en histoire ancienne et médiévale . Pour ce faire l'histoire universelle la pléiade me semble être parfaite pour collecter de l'information .
Sinon une lecture de l'histoire politique de l'empire byzantin et des comparaisons ciblées avec l'histoire occidentale serrait très édifiantes , même si difficiles du fait de tendances historiographiques problématiques .

Un texte intéressant donc à condition que le lecteur ne s'approprie une pensée simplifiée qui vient du caractère extrêmement synthétique dans l'approche d'un champ historique immense , doté d'une variabilité extrême qui vient dénaturer certaines généralisations qui : si elles sont utiles d'un point de vue théorique , ne fonctionnent pourtant pas dans le détail .

Je conclurais en insistant sur le fait que cet ouvrage n'est pas une monographie sur le monde musulman de même que ce n'est pas une monographie sur Ibn Khaldum , même si ces thématiques sont au coeur de ce petit ouvrage passionnant .
Un ouvrage qui rend néanmoins visible la violence organisée , en tant qu'agent historique et finalement comme concept opératoire en histoire sociale et ce n'est pas là , la moindre des qualités de cette petite monographie .
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Gabriel Martinez-Gros nous emmène dans un ouvrage dans lequel on traverse des millénaires d'histoire et des civilisations très éloignées tant temporellement que spatialement les unes des autre et ce grâce à un fil d'Ariane (peut-être pour éviter de nous perdre, mais je penche plutôt à ce fil invisible que tisse l'histoire ancienne et l'histoire plus contemporaine) en forme de question, voire de questionnement : 
Comment naissent les empires ?
Comment meurent-ils et pourquoi meurent-ils ?

Et pour tenir ce fil d'Ariane, Gabriel Martinez-Gros s'adjoint les services d'Ibn Khaldûn, grand philosophe du XIVe siècle (1332-1408), et sa philosophie de l'histoire afin de rendre intelligible le passé historique de l'humanité que l'on sait agité et confus, afin de se donner quelques puissantes intuitions pour comprendre l'actuel.

Un mot sur Ibn Khaldûn
" né à Tunis en 1332 dans une très grande famille andalouse, d'origine arabe yéménite, chassée d'Espagne par la Reconquête chrétienne. Comme l'avaient fait ses ancêtres depuis plusieurs générations, il sert les princes du Maghreb comme secrétaire, ambassadeur, ministre, jusqu'à l'âge de 45 ans. Il rompt alors brutalement avec l'activité politique pour se consacrer à l'écriture d'une histoire universelle, le Livre des Exemples (Kitâb al-‘Ibar), dont la très célèbre Introduction (Muqaddima) énonce les principes de la genèse et de la mort des États et des sociétés. Il s'établit en 1382 au Caire où il enseigne jusqu'à sa mort en 1406 cette interprétation radicalement originale de la civilisation humaine."
"Il vivait dans un monde qui ressemblait au nôtre sous certains aspects. Un monde d'empires et de capitales sans doute bien plus réduites que les nôtres, mais qui n'en paraissaient pas moins tentaculaires aux contemporains, effrayantes par le contrôle politique et fiscal qu'elles exerçaient sur d'immenses espaces soumis, merveilleuses par le raffinement de leurs productions, mais aussi par la survie qu'elles réussissaient à assurer à leurs pauvres, à leurs malades ou à leurs orphelins. Un monde urbain réglé, policé, et qui se vivait libéré de la violence, pacifié par l'autorité d'États omnipotents, mais pour cela même accablés par d'incessants soucis financiers."

Et un mot revient dans le livre de Gabriel Martinez-Gros, c'est ce que théorisa Ibn Khaldûn : le concept arabe d'‘asabiya que l'on peut traduire par « esprit de corps » ou encore comme force solidaire qui unit les individus organisés en société tribale. 

C'est à travers la distinction des forces violentes dont tout empire a besoin pour conquérir puis se maintenir et des forces productives (aussi bien matérielles qu'intellectuelles) par essence pacifiées, qu'Ibn Khaldûn met au jour le paradoxe tragique de toute civilisation : celle-ci naît (ou se poursuit) grâce à la violence de la conquête du pouvoir, violence qu'elle doit nécessairement trahir ensuite pour permettre la production, les échanges et civiliser ses sujets en les désarmant, tout en devant utiliser cette violence afin de protéger et de maintenir son empire (contre l'extérieur et pour l'ordre intérieur). Cette violence de défense et de maintien sera donc dévolue à une certaine frange de la population de l'empire, en général les guerriers de l'aire de la dissidence (blâd as-Sîba) qui se distingue de l'empire civilisé, le territoire de l'Etat (blâd al-Makhzin). La naissance et le déclin des empires, explique Ibn Khaldûn, s'explique par ce jeu de forces dialectiques : guerre et paix, barbarie et civilisation, solidarité tribale d'individus vigoureux et individualisation peureuse car désarmée des temps prospères, etc. 

Il est nécessaire de rappeler que livre porte bien sur les empires qu'il définit comme des formations politiques autoritaires, monarchiques, de dimension quasi continentale, où l'État est le seul détenteur de la violence légitime dont il use pour conquérir et garder le pouvoir. Soutenu par une 'asabiya, force armée faite de tribus guerrières nomades aux marges arides ou accidentées du territoire qu'elles ont conquis ou s'y sont imposées par leur supériorité au combat, le souverain qui est issu de leurs rangs règne sur les masses paysannes sur lesquelles il prélève l'impôt. Mais peu à peu les maîtres se sédentarisent, perdent leur efficacité militaire et, au bout généralement de quelques centaines d'années, après avoir arrêté les conquêtes pour éviter les dangers des batailles et même avoir appelé de nouveaux peuples nomades pour veiller aux frontières, il suffit de quelques catastrophes, invasions, épidémies, soulèvements des populations surexploitées fiscalement, révoltes des gouverneurs de province tentés par l'indépendance, pour abattre l'empire qui sera remplacé par un autre aux mains d'une autre ethnie belliqueuse. 

L'auteur nous fait la démonstration de ces théories et nous fait voyager en 5 parties au fil de de ces empires et de leurs territoires : 
L'emergence et l'assise des empires (400 avant J.-C.-200 après J.-C.) ;
L'expulsion idéologique de la violence (200-750) ;
L'Islam confisque la force turque (750-1200) ;
Les Mongols, la peste, et le déclin du Moyen-Orient (1200-1500) ;
L'Inde, la Chine et l'Angleterre impériales (1500-1800)

On remarquera en revanche, que "l'Europe résiste à la théorie pour l'essentiel. La raison en est simple. Après l'effondrement de Rome, entre le VIe et le XIVe siècle, l'impôt d'État y disparaît pratiquement. On n'y trouve donc ni concentration ni accumulation urbaines ; ou du moins on ne devrait pas en trouver. L'économie de l'Europe aurait dû, selon la théorie d'Ibn Khaldûn, présenter les traits caractéristiques d'une société tribale : une population clairsemée, pas de ville majeure, un extrême morcellement de groupes ou de régions. Jusqu'en l'an mil, le Haut Moyen Âge vérifie en partie la théorie. Après le XIe siècle, d'évidence, l'histoire de l'Europe échappe au schéma. Il se produit l'impensable : une population nombreuse, une civilisation urbaine émergent entre le XIe et le XIIIe siècle hors de la contrainte exercée par un État central despotique, hors de l'impôt. Ce mystère mériterait de retenir l'attention des historiens occidentaux."

"Précisément, Ibn Khaldûn est le seul grand philosophe de l'histoire et du pouvoir qui ne soit pas européen. Tous les autres, Thucydide ou Polybe, Machiavel, Montesquieu, Marx ou Tocqueville, appartiennent à l'Occident ou lui sont annexés. Il est aujourd'hui commun de célébrer les grandeurs de l'Islam médiéval et les raffinements de l'Andalousie arabe. L'exercice ne dépasse malheureusement pas le plus souvent la rhétorique creuse du politiquement correct. Mais voici un véritable défi, un mythe andalou enfin bien réel, un penseur arabe d'une envergure sans exemple. Sommes-nous capables de le prendre au sérieux, de l'écouter, de lire notre propre société à la lumière de sa réflexion ? L'Occident est-il capable de suspendre son impérieuse parole et d'en écouter une autre qui le tienne pour objet ? Est-il capable de considérer un instant qu'il n'est pas, partout et toujours, le sujet universel de l'aventure humaine ? Peut-il poser un moment la charge de l'explication de l'histoire, et en investir cette voix lointaine – et pourtant étonnamment familière, comme on le verra – venue d'Islam ? "

Gabriel Martinez-Gros nous démontre avec brio que toutes ces questions, à la lecture, de son livre imposent des réponses positives, comme un très bel exemple d'ouverture d'esprit, de mises à disposition d'autres grilles de lecture.
Et notre esprit en sort gagnant et plus riche...
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L'histoire globale, celle qui donne à lire, sous tel ou tel angle, l'ensemble de l'histoire du monde, me passionne. J'aime y découvrir ce qui nous relie au reste du monde au-delà des frontières de l'enseignement scolaire de l'histoire que j'ai connu, y compris au niveau universitaire. J'aime renverser le regard, voir que ce qui nous parait si spécifique existe ailleurs et que les éventuelles particularités de l'histoire de la partie de la planète que nous occupons sont autres que ce que nous pensions.

Le bref essai de Gabriel Martinez-Gros prend pour point de départ l'analyse que faisait en son temps ce grand intellectuel que fut Ibn Khaldun au XIVème siècle. Khaldun caractérise l'âge des empires comme celui de la pacification et la prospérité ; non pas une ère de douceur qui aurait échappé à la malédiction de la violence mais une époque marquée par le désarmement d'une majorité chargée de produire et d'enrichir un Etat contrôlé par une minorité violente et extrêmement brutale. La paix, dans ces conditions, est une tyrannie.

Dans tout le coeur du récit, l'auteur nous illustre la vigueur et la capacité d'explication de l'analyse de Khaldun, à partir des exemple des empires perse, romain, islamique, chinois, indien entre la fin du néolithique jusqu'au l'aube de la révolution industrielle.
Après la fin d'empire perse, le monde connait deux grandes poussées impériales qui s'ignorent : Rome et la Chine dont l'auteur souligne le parallélisme. Toutes deux ont pacifié d'immenses territoires en construisant avec, contre et grâce, selon les moments, aux "barbares" agissant aux frontières, le limes. L'empire sait utiliser la force combattante des "barbares", puis ceux-ci s'emparent de l'Empire et le recréent pour exploiter les masses pacifiées. le schéma se poursuit, avec des variantes à l'époque de l'empire musulman qui réoccupe peu ou prou les territoire des anciens empires perses et s'étend vers l'Europe et vers l'Asie au contact de la Chine.

Un long développement est consacré aux empires chinois depuis les Royaumes combattants jusqu'à la dynastie Mandchoue (non chinois donc barbare) qui domine la Chine au XVII et XVIII ème siècle, en étant culturellement et matériellement totalement séparé de la masse chinoise. le chapitre qui leur est consacré s'intitule "l'équilibre schizophrénique de l'empire".

Tous ces développements ne sont pas toujours aisés à suivre sans un minimum de point de repère sur l'histoire des territoires évoqués. Pour moi, l'empire islamique, ça va encore ; la chine, j'ai deux ou trois notions mais le chapitre sur l'Inde a été totalement mystérieux.

La conclusion reste le chapitre le plus intéressant par la synthèse qu'il propose et par la lecture particulière de l'histoire de l'Europe qu'il apporte en contrepoint et à partir de cette question de l'empire. Un peu d'européocentrisme du coup de ma part, du coup....

En quelques mots :
L'Europe a été longtemps une périphérie, à l'exception partielle de l'empire romain. Une partie de l'Europe du nord était au-delà du limes, une terre barbare. Au Moyen-âge, du point de vue des empires byzantin ou musulman, mais aussi de l'empire chinois, la terre des Francs peut être évoquée comme un empire de la chrétienté dont les rois dont des Charles. Elle est perçue comme une unité au-delà des divisions concrètes qui en sont la réalité. En effet, l'Europe n'a rien d'un empire même si certaines des ces rois s'appellent Empereur et prétendent poursuivre la grandeur de Rome.

Dès le départ, leur puissance n'a en rien le caractère absolu, violent et sans contrepartie de celle des empires orientaux. le droit et certains contrepouvoirs sont toujours là : la puissance spirituelle et temporelle du pape, les cités et villes libres du moyen-age, le pouvoir des féodaux avec lesquels les rois devront toujours compter. C'est assez décalé du l'image que nous avons de nos souverains présentés comme tout-puissants. Non pas que ce point de vue soit nécessairement faux, mais si on compare son pouvoir à celui de l'empereur oriental, le souverain européen est toujours en train de négocier. Il y a une légalité dans les royaumes européens qui est inexistante pour un empereur chinois ou un sultan ottoman. En contrepartie, les dynasties européennes sont beaucoup plus stables que ces empires qui s'épuisent en quelques générations et sont remplacés par d'autres. Selon l'auteur, l'Europe a trouvé une position impériale uniquement au moment de l'expansion coloniale.

En Europe triomphe l'état national. La révolution industrielle, moment clé, bouleverse les conditions d'enrichissement des peuples. C'est elle selon l'auteur qui met fin à l'histoire des empires. L'Etat arme le peuple supprimant la distinction propre aux empires d'Ibn Khaldun entre les producteurs et les guerriers. Avec la Révolution française et à partir du XIX ème, le peuple s'arme pour défendre la nation. Point besoin de recourir aux "barbares", qui disparaissent, car il n'existe plus de "tribus" en dehors de la puissance des états nationaux. Les particularismes sont pourchassés et réduits au silence. le monde est majoritairement sédentaire, scolarisé et urbain. Les puissances d'aujourd'hui (Etats-Unis, Chine) prétendent à l'hégémonie mais par des voies "pacifiques" de la production, de la science, de la culture ou de l'innovation et moins par la guerre ouverte.
Il termine en évoquant le terrorisme islamiste comme une des marges violentes possibles, avec les organisations criminelles sud-américaines, en gardant une nécessaire circonspection sur ce sujet.
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Ibn Khaldûn, de son nom entier ‘Abd al-Rahmân b. Muhammad B. Haldun, naît en 1332 à Tunis dans une famille andalouse d'origine arabe yéménite, longtemps établie à Séville avant de fuir la « Reconquista » chrétienne, qui compte des bourgeois lettrés, des hauts fonctionnaires ou politiques. Il commence ses études à Tunis à la cour des Mérinides et développe une culture savante et commence à réfléchir sur l'adéquation des systèmes de la pensée et des structures du réel. Lorsqu'il perd sa famille, après une peste qui ravage l'Ifriqiya, Ibn Khaldûn devient conseiller, secrétaire, ambassadeur ou encore ministre auprès de différents souverains grâce à sa formation solide. de 1350 à 1372, il est au service de plusieurs dynasties d'Espagne ou du Maghreb. En parallèle, il mène une activité secrète et d'intrigues car il a l'ambition d'acquérir plus de pouvoir pour jouer un rôle à sa mesure. Durant sa carrière politico-administrative, il rencontre Tamerlan, à Damas en Syrie, qui fait trembler toutes les civilisations de l'Ancien Monde. Il est délégué auprès du conquérant turco-mongol pour négocier la paix, et ce dernier prend conscience des aptitudes et du savoir d'Ibn Khaldûn et tente de l'engager dans sa cour. Ibn Khaldûn refuse et, en conséquence de ce refus, Damas est pillé. Lassé des complots et des polémiques qui gravitent autour de lui, Ibn Khaldûn décide de se retirer en 1372 dans la forteresse d'Ibn Salāma en Oranie. Dans son refuge, il construit en quatre ans l'ouvrage qui va fonder sa gloire : la Muqaddima, prolégomènes à la volumineuse histoire universelle, le Kitâb al-‘Ibâr (1375-1379). Il vit ses derniers jours au Caire à partir de 1382, où il enseigne ses connaissances et occupe une chaire de droit dans l'université d'Al-Azhar, la plus grande université du monde musulman. Il trouve la mort au Caire, en 1406. Il est aujourd'hui reconnu comme le plus grand historien du Moyen ge et de l'Islam et comme le seul grand philosophe de l'histoire qui ne soit pas européen. À proprement parler, Ibn Khaldûn n'est pas un géographe mais son étude et ses idées se rapprochent de la discipline qu'est la géographie.

C'est dans la Muqaddima, qu'Ibn Khaldûn développe avec éclat ses principes de travail, fondés sur la rationalité, sur l'étude critique des sources et sur le fait de ne pas être idéologique en dépassant les intérêts politiques ou économiques de son époque. Dans cet ouvrage, Ibn Khaldûn devait initialement centrer son étude sur l'histoire des Berbères, mais finalement il décide d'écrire une histoire universelle. Il centre son attention plus particulièrement sur la civilisation arabo-musulmane pour développer sa théorie, mais elle est aussi valable pour une grande partie des peuples de l'époque médiévale de l'Ancien Monde. Il met en place une démarche d'analyse des civilisations que l'on peut définir comme holistique, c'est-à-dire que sa doctrine considère les objets et les concepts comme appartenant à un système. Il établit un lien entre le récit politique, l'évolution des forces sociales, les productions économiques et culturelles. de plus, son objectif est de comprendre la science de la civilisation, ce qu'il nomme l'umr an, s'interroge constamment sur les causes des transformations historiques. Pour lui, les sociétés humaines sont réparties en deux groupes : les sédentaires et les nomades qui interagissent par effet de miroir. En effet, Ibn Khaldûn a une vision cyclique de l'histoire, pour lui, chaque peuple nomade, dont l'une des caractéristiques est la force de conquête (‘asabiya), est voué à prendre les possessions du peuple sédentaire vaincu, dont l'une des caractéristiques est la mollesse d'esprit.

Pour étudier les idées d'Ibn Khaldûn, plusieurs ouvrages sont disponibles, dont ce court essai de Gabriel Martinez-Gros. Dans son livre, il nous montre la justesse de la théorie historique d'Ibn Khaldûn qui tend à expliquer le fonctionnement de toutes les entités impériales au travers des siècles. L'historien expose son ambition d'écrire, en prenant appuie sur les concepts posés par Ibn Khaldûn, une histoire du monde allant des Perses Sassanides à la Compagnie britannique des Indes Orientales, tout en passant par la Rome impériale, la Chine, l'Islam médiéval, les steppes mongoles ou encore l'Inde des Moghols. Gabriel Martinez-Gros aborde les questions de la violence, de la paix, de la productivité et des autres concepts qui relèvent du système de l'empire. Il s'intéresse à l'évolution de l'humanité et des empires à travers la grille de lecture offerte par Ibn Khaldûn. L'objectif de l'ouvrage est de saisir les orientations majeures des empires comme appartenant à un système dit impérial, au sein duquel, plusieurs facteurs de naissance, de sédentarisation et de disparition sont observables. La théorie d'Ibn Khaldûn, appliqué à cette brève histoire des empires, à l'ambition de comprendre plus facilement l'explication de l'histoire.
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Citations et extraits (31) Voir plus Ajouter une citation
Les Turcs s'imposent donc dès 820-840 comme la 'asabiya principale de l'empire. Il n'en seront jamais la seule. Leur expulsion des bénéfices de l'État rend certaines tribus arabes à la vie bédouine, et nourrit le bourgeonnement de dynasties locales arabes dans tout le Croissant fertile — Syrie et Irak — entre la fin du IXe et le XIIe siècle.
À l'extrême occident de l'Islam, le pouvoir andalou des Omeyyades de Cordoue recrute des esclaves soldats européens sur le modèle des Turcs de Bagdad. Dans le centre et l'est du Maghreb, à partir du début du Xe siècle, les tribus berbères les plus actives se rangent derrière le soulèvement shiite des Fatimides, qui enlève l'Ifriqiya/Tunisie en 909, puis l'Égypte et la Syrie en 969-975. À partir de cette date, l'Euphrate fait la frontière politique entre Abbassides de Bagdad et Fatimides établis au Caire, comme il avait séparé pendant mille ans le monde perse du monde hellénistique et romain. Après trois siècles et demi d'exception, la géographie de l'Islam revient à la norme précédente sous l'effet d'écartèlement de 'asabiyat trop nombreuses, que de parviennent pas à stabiliser des ressources fiscales trop limitées.

L'ISLAM CONFISQUE LA FORCE TURQUE.
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Que ces forces tribales soient acquises par le mercenariat ou violemment importées par l'invasion, elles renouvellent les réserves de violence solidaire dont l'État a besoin. Dans tous les cas, les chefs de ces tribus conquérantes, ou de ces unités mercenaires, prennent le contrôle du pouvoir. Par définition donc, les populations sédentaires ne sont pas admises à désigner ceux qui les dirigent ; les membres du cercle dirigeant qui exerce la fonction de violence au sommet de l'État sont issus du monde des tribus, et sont donc étrangers aux populations sédentaires qu'ils dominent, qu'ils protègent et qu'ils exploitent comme leur troupeau.

Introduction.
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Le regard que porte Ibn Khaldûn sur cette pacification est à l'inverse du nôtre. Sans doute la paix est-elle un bien précieux, puisqu'elle permet l'abondance des biens, le repos de la pensée et l'expansion du savoir. Mais elle se paie du désarmement de la rudesse naturelle de l'humanité, de sa dévirilisation par le pouvoir de l'État pacificateur. Car là gît le drame : la pacification est le lot de l'immense majorité matériellement et moralement désarmée, mais qui l'est des mains d'une infime et nécessaire minorité violente en charge de l'État. La douceur imposée aux masses comme aux élites civiles — et civilisées — implique par contraste l'extrême brutalité de ceux qui l'imposent. La paix est une tyrannie.

Introduction.
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L'empire éprouve et dénonce la violence qui le vise. Mais la violence des tribus des frontières est inséparable du désarmement des sujets, ou plutôt elle en est la conséquence. Elle n'est sensible que par contraste sur la toile de fond de la privation de violence imposée aux majorités. C'est la réduction à la paix des masses productrices qui fait voir et qui encourage la brutalité des guerriers, c'est la non violence qui crée la violence.

Introduction.
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Les empires […] auraient avoué craindre la menace de leurs propres soldats, confessé la force des armées supposées défendre l'État et à instiller la méfiance ethnique parmi leurs contingents, pour mieux se garantir de l'émergence d'un soulèvement unanime des guerriers. En un mot, l'empire se défie assez de ses propres forces pour se résoudre souvent à les briser, au risque d'y périr lui-même.

Introduction.
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“Les Religions naissent de la poussière des Empires” - entretien avec Gabriel Martinez-Gros
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