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Critique de Aquilon62


Gabriel Martinez-Gros nous emmène dans un ouvrage dans lequel on traverse des millénaires d'histoire et des civilisations très éloignées tant temporellement que spatialement les unes des autre et ce grâce à un fil d'Ariane (peut-être pour éviter de nous perdre, mais je penche plutôt à ce fil invisible que tisse l'histoire ancienne et l'histoire plus contemporaine) en forme de question, voire de questionnement : 
Comment naissent les empires ?
Comment meurent-ils et pourquoi meurent-ils ?

Et pour tenir ce fil d'Ariane, Gabriel Martinez-Gros s'adjoint les services d'Ibn Khaldûn, grand philosophe du XIVe siècle (1332-1408), et sa philosophie de l'histoire afin de rendre intelligible le passé historique de l'humanité que l'on sait agité et confus, afin de se donner quelques puissantes intuitions pour comprendre l'actuel.

Un mot sur Ibn Khaldûn
" né à Tunis en 1332 dans une très grande famille andalouse, d'origine arabe yéménite, chassée d'Espagne par la Reconquête chrétienne. Comme l'avaient fait ses ancêtres depuis plusieurs générations, il sert les princes du Maghreb comme secrétaire, ambassadeur, ministre, jusqu'à l'âge de 45 ans. Il rompt alors brutalement avec l'activité politique pour se consacrer à l'écriture d'une histoire universelle, le Livre des Exemples (Kitâb al-‘Ibar), dont la très célèbre Introduction (Muqaddima) énonce les principes de la genèse et de la mort des États et des sociétés. Il s'établit en 1382 au Caire où il enseigne jusqu'à sa mort en 1406 cette interprétation radicalement originale de la civilisation humaine."
"Il vivait dans un monde qui ressemblait au nôtre sous certains aspects. Un monde d'empires et de capitales sans doute bien plus réduites que les nôtres, mais qui n'en paraissaient pas moins tentaculaires aux contemporains, effrayantes par le contrôle politique et fiscal qu'elles exerçaient sur d'immenses espaces soumis, merveilleuses par le raffinement de leurs productions, mais aussi par la survie qu'elles réussissaient à assurer à leurs pauvres, à leurs malades ou à leurs orphelins. Un monde urbain réglé, policé, et qui se vivait libéré de la violence, pacifié par l'autorité d'États omnipotents, mais pour cela même accablés par d'incessants soucis financiers."

Et un mot revient dans le livre de Gabriel Martinez-Gros, c'est ce que théorisa Ibn Khaldûn : le concept arabe d'‘asabiya que l'on peut traduire par « esprit de corps » ou encore comme force solidaire qui unit les individus organisés en société tribale. 

C'est à travers la distinction des forces violentes dont tout empire a besoin pour conquérir puis se maintenir et des forces productives (aussi bien matérielles qu'intellectuelles) par essence pacifiées, qu'Ibn Khaldûn met au jour le paradoxe tragique de toute civilisation : celle-ci naît (ou se poursuit) grâce à la violence de la conquête du pouvoir, violence qu'elle doit nécessairement trahir ensuite pour permettre la production, les échanges et civiliser ses sujets en les désarmant, tout en devant utiliser cette violence afin de protéger et de maintenir son empire (contre l'extérieur et pour l'ordre intérieur). Cette violence de défense et de maintien sera donc dévolue à une certaine frange de la population de l'empire, en général les guerriers de l'aire de la dissidence (blâd as-Sîba) qui se distingue de l'empire civilisé, le territoire de l'Etat (blâd al-Makhzin). La naissance et le déclin des empires, explique Ibn Khaldûn, s'explique par ce jeu de forces dialectiques : guerre et paix, barbarie et civilisation, solidarité tribale d'individus vigoureux et individualisation peureuse car désarmée des temps prospères, etc. 

Il est nécessaire de rappeler que livre porte bien sur les empires qu'il définit comme des formations politiques autoritaires, monarchiques, de dimension quasi continentale, où l'État est le seul détenteur de la violence légitime dont il use pour conquérir et garder le pouvoir. Soutenu par une 'asabiya, force armée faite de tribus guerrières nomades aux marges arides ou accidentées du territoire qu'elles ont conquis ou s'y sont imposées par leur supériorité au combat, le souverain qui est issu de leurs rangs règne sur les masses paysannes sur lesquelles il prélève l'impôt. Mais peu à peu les maîtres se sédentarisent, perdent leur efficacité militaire et, au bout généralement de quelques centaines d'années, après avoir arrêté les conquêtes pour éviter les dangers des batailles et même avoir appelé de nouveaux peuples nomades pour veiller aux frontières, il suffit de quelques catastrophes, invasions, épidémies, soulèvements des populations surexploitées fiscalement, révoltes des gouverneurs de province tentés par l'indépendance, pour abattre l'empire qui sera remplacé par un autre aux mains d'une autre ethnie belliqueuse. 

L'auteur nous fait la démonstration de ces théories et nous fait voyager en 5 parties au fil de de ces empires et de leurs territoires : 
L'emergence et l'assise des empires (400 avant J.-C.-200 après J.-C.) ;
L'expulsion idéologique de la violence (200-750) ;
L'Islam confisque la force turque (750-1200) ;
Les Mongols, la peste, et le déclin du Moyen-Orient (1200-1500) ;
L'Inde, la Chine et l'Angleterre impériales (1500-1800)

On remarquera en revanche, que "l'Europe résiste à la théorie pour l'essentiel. La raison en est simple. Après l'effondrement de Rome, entre le VIe et le XIVe siècle, l'impôt d'État y disparaît pratiquement. On n'y trouve donc ni concentration ni accumulation urbaines ; ou du moins on ne devrait pas en trouver. L'économie de l'Europe aurait dû, selon la théorie d'Ibn Khaldûn, présenter les traits caractéristiques d'une société tribale : une population clairsemée, pas de ville majeure, un extrême morcellement de groupes ou de régions. Jusqu'en l'an mil, le Haut Moyen Âge vérifie en partie la théorie. Après le XIe siècle, d'évidence, l'histoire de l'Europe échappe au schéma. Il se produit l'impensable : une population nombreuse, une civilisation urbaine émergent entre le XIe et le XIIIe siècle hors de la contrainte exercée par un État central despotique, hors de l'impôt. Ce mystère mériterait de retenir l'attention des historiens occidentaux."

"Précisément, Ibn Khaldûn est le seul grand philosophe de l'histoire et du pouvoir qui ne soit pas européen. Tous les autres, Thucydide ou Polybe, Machiavel, Montesquieu, Marx ou Tocqueville, appartiennent à l'Occident ou lui sont annexés. Il est aujourd'hui commun de célébrer les grandeurs de l'Islam médiéval et les raffinements de l'Andalousie arabe. L'exercice ne dépasse malheureusement pas le plus souvent la rhétorique creuse du politiquement correct. Mais voici un véritable défi, un mythe andalou enfin bien réel, un penseur arabe d'une envergure sans exemple. Sommes-nous capables de le prendre au sérieux, de l'écouter, de lire notre propre société à la lumière de sa réflexion ? L'Occident est-il capable de suspendre son impérieuse parole et d'en écouter une autre qui le tienne pour objet ? Est-il capable de considérer un instant qu'il n'est pas, partout et toujours, le sujet universel de l'aventure humaine ? Peut-il poser un moment la charge de l'explication de l'histoire, et en investir cette voix lointaine – et pourtant étonnamment familière, comme on le verra – venue d'Islam ? "

Gabriel Martinez-Gros nous démontre avec brio que toutes ces questions, à la lecture, de son livre imposent des réponses positives, comme un très bel exemple d'ouverture d'esprit, de mises à disposition d'autres grilles de lecture.
Et notre esprit en sort gagnant et plus riche...
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