Lorsqu'à 11 ans Blanche pénètre dans le Domaine des Murmures, elle ignore tout des existences qui ont précédé la sienne. Que reste-t-il d'Esclarmonde, l'emmurée, et de Bérangère, l'amoureuse, si ce n'est le bruissement de leurs voix que la rivière porte inlassablement ? Que reste-t-il de la jeunesse de Martin, le si beau seigneur, dans ce père qu'elle déteste et méprise pour sa violence et son impossibilité à aimer ? Et que reste-t-il, aujourd'hui, de cette petite fille contrainte au mariage par son père tout-puissant alors qu'elle ne rêvait que d'apprendre à écrire son prénom ? Ecrire son prénom pour affirmer sa présence au monde et pour arracher le droit de vivre sa propre existence. Inexorablement entraînée par cette "terre qui penche", la petite fille est morte et, de son tombeau sans sépulture, elle fait le récit de son histoire à mesure qu'elle la vit. Comme la Loue charrie pierres et cadavres, son récit nous emporte dans un flux qui a l'impétuosité de la fin de l'enfance. Sa vieille âme peut bien tenter de l'ériger en victime et se lamenter, au passé, sur le temps de la vie perdue et de l'enfance morte, Blanche va son chemin, semé de découvertes à la beauté cruelle. Aidée de Bouc, son cheval, substitut du père, d'Aymon, son fiancé à l'enfance éternelle et d'Eloi, l'ami solide et pur, Blanche prend place peu à peu dans la part féminine du monde.
Là où Esclarmonde s'entourait de murs pour échapper aux contraintes masculines, Blanche fait front avec les armes que lui tend la trame immémoriale des contes et des mythes. Car "
La terre qui penche" est une splendide chambre de résonance de tout ce que construit l'imaginaire et de tout ce qu'il permet. Les évènements du monde réel sont décryptés par l'irruption du merveilleux qui transcende la réalité afin de mieux l'appréhender. le pouvoir initiatique des contes est convoqué pour faire refluer le chagrin, pour supporter l'insupportable et pour suggérer une explication à l'incompréhensible : l'absence inexorable, la dualité des êtres, l'étrange cruauté des humains et leur inépuisable compassion. En jouant avec les fonctions des personnages typiques des contes - ogre, sorcière, vouivre -
Carole Martinez nous rappelle toute la complexité de l'univers des adultes et toute la douleur de grandir. En quête de reconnaissance et d'une identité qui lui soit propre, en quête d'une filiation, Blanche apprend à se situer dans sa propre histoire, intimement reliée à celles de ses parents et à toutes celles, vraies ou légendaires, qui ont précédé la sienne.
Roman initiatique, roman de passage, "
La terre qui penche" est nourri de ce patrimoine intemporel, où s'abreuvent notre culture et notre imaginaire. Cette intertextualité, centrée sur l'enfance, incite le lecteur à convoquer ses souvenirs et à se replonger dans les terreurs enfantines. Comme les cailloux du Petit Poucet, des signes, des indices, semés tout au long du texte, jalonnent et stimulent la lecture, nous conduisant toujours plus loin dans la forêt inextricable des interprétations. L'écriture de
Carole Martinez épouse la Loue, rivière symbolique du mitan de la vie. Elle en a la fluidité, les infinis miroitements et les reflets mystérieux. Poétique et charnelle, sensuelle et cruelle, elle est mouvante, enveloppante et aussi insoumise que les âmes qu'elle dépeint.
C'est un roman magique qui me tient encore dans son labyrinthe de sortilèges ! Un roman-monde qui n'en finit pas de dérouler ses entrelacs d'images, de sensations et d'émotions. le lire. le relire. Encore et encore. Pour m'immerger à nouveau dans cet univers aux frontières poreuses entre réalisme et merveilleux, entre hier et toujours. Pour continuer à tisser cette étoffe chatoyante dont
Carole Martinez nous fait l'inestimable cadeau : l'étoffe de nos rêves.