AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de enjie77



« Je suis immédiatement frappée par cette idée que l'avenir était entièrement en germe dans le présent, le présent secrètement en germe dans le passé. »


Brillant, captivant, émouvant voire éprouvant, Alexandria Marzano-Lesnevich se livre à un exercice littéraire compliqué d'autant que ce récit l'engage émotionnellement. Elle se dévoile intimement et sa douleur, personnellement, je l'ai ressentie. C'est un récit qui tient à la fois de l'investigation, de la thérapie, de l'autobiographie mais surtout d'une quête : comprendre, dans comprendre il y a le mot prendre, c'est-à-dire, faire sien. Et c'est bien de cela dont il est question dans ce récit, comment un être humain peut-il tuer, abuser d'un enfant de six ans, qu'elle est sa part d'humanité ? Et cet être humain, peut-il être condamné à mort par un autre être humain ? Et que penser du silence de l'entourage familial qui est récurrent dans ces cas de maltraitance.

Ce livre est particulièrement perturbant à plus d'un titre, il oblige le lecteur à se poser nombre de questions qu'elles soient philosophiques, médicales, qu'elles aient trait à la justice des hommes, à l'éthique d'un individu, en un mot, plus d'une fois je me suis trouvée à poser ce livre pour tenter de me confronter à mes propres réflexions.

Alexandria est étudiante en droit, issue d'une famille d'avocats, entourée depuis son enfance par des livres de droit, bien formatée par son milieu familial, elle va suivre le chemin de ses parents. Fervente opposante à la peine de mort, elle décide de se présenter à un stage d'été dans un cabinet en Louisiane spécialisé dans la défense des condamnés à mort.

Le lendemain de son arrivée, l'avocate qui prend les étudiants en charge les réunis autour d'un table :

« Nous allons vous montrer ça. Elle brandit une cassette vidéo. Il s'agit des aveux de l'homme dont nous venons de terminer le second procès. L'enregistrement date de 1992. Il y a neuf ans, il a été condamné à mort mais cette fois-ci, le jury lui a donné la perpétuité. »

« Cet homme c'est Ricky Langley, des lunettes épaisses, en cul de bouteille, des oreilles en feuille de chou, héritage de l'alcoolisme de Bessie, sa mère. Des yeux marron, les derniers qu'ait vus Jérémy (après avoir été abusé sexuellement et étranglé). Il parle des enfants qu'il a touchés. »

« Mais je regarde l'homme à l'écran, je sens les mains de mon grand-père sur moi et je sais ».

« Malgré la formation que j'ai suivie, malgré le but que je poursuivais en venant travailler ici, malgré mes convictions. Je veux que Ricky meure. »


Dans ces passages qui donnent le ton du livre, l'inconscient d'Alexandria prend la main sur son état émotionnel et conscientise, un peu comme des vagues successives qui viennent déposer à chaque flux et reflux, les éléments enfouis depuis son enfance afin de pouvoir vivre. Ce qui m'interpelle, c'est la synchronicité des évènements pour reprendre les termes de Carl Gustav Jung. Cette cassette a été présentée aux étudiants en remplacement d'une rencontre avec le fondateur du cabinet, absent pour raison professionnelle.

Je ne crois pas trop au hasard et j'aime cette formule bouddhiste « Lorsque l'élève est prêt, le maître se lève ». Cette vidéo va modifier le cours de la vie d'Alexandria. L'empreinte est indélébile, la mémoire du corps et de ses traumatismes se rappelle à son souvenir. Alexandria va se mettre à nue, elle n'omet rien, elle assume son passé, elle nous fait des confidences courageuses et afin de conquérir sa résilience, elle va tenter de concevoir les raisons qui ont poussé Ricky Langley à la pédophilie et au crime. Dans un récit extrêmement structuré, en s'appuyant sur les procès-verbaux d'audience, les évaluations psychiatriques, des rapports sur son passage dans le couloir de la mort, les articles, elle tente de reconstituer l'histoire de Ricky. Mais comme elle le constatera, il lui manque les émotions, les souvenirs, le passé. C'est ce qui l'incitera à se rendre sur place pour mieux s'imprégner des lieux. Ce qui rend son écriture assez exceptionnelle, c'est que de ces documents, elle a réussi à élaborer une histoire avec des individus qui prennent corps, qui s'animent sous nos yeux avec leurs sentiments, leurs questionnements, leurs incohérences, leurs faiblesses. Malgré la violence du contenu de certains passages, Alexandria parvient à déstabiliser son lecteur en l'amenant à découvrir les traumatismes psychologiques et physiques du milieu familial de Ricky Langley comme les ravages qu'engendrent les non-dits dans une famille. Elle ouvre des portes, ses portes, qu'elle lègue peut-être aussi à celles et ceux qui ont vécu des situations identiques. Que ce soit l'histoire de Ricky ou d'Alexandria, même si les situations sont différentes, on y trouve des points de similitude.

J'ai ressenti que ce livre libérait Alexandria, c'est un récit qui aurait pu être plus synthétique mais toutes ces pages sont salutaires, je fais le parallèle avec le passage où elle raconte « Mais à présent, le simple fait d'avoir quelque chose dans l'estomac, n'importe quoi, est soudain, inexplicablement, terrifiant. Seules les pommes, le yaourt à 0 % et les burgers végétariens sans le pain sont sans danger ». On visualise très bien ce à quoi cela la renvoie.

Elle ne vomit plus, elle écrit. Elle met à l'extérieur d'elle-même les secrets du passé.

C'est un témoignage remarquable et d'un courage admirable : elle a dû surmonter énormément de barrières. Ce livre a été couronné aux Etats-Unis par de nombreux prix.

« L'homme au centre de ce procès, dont la personnalité sera interminablement discutée et débattue, interminablement reconstituée et disséquée dans un dossier qui finira par faire près de trente mille pages, cet homme restera en ce sens une énigme. Il est bien possible que ce que l'on voit en Ricky dépende davantage de qui l'on est que de qui il est ».


Commenter  J’apprécie          7114



Ont apprécié cette critique (64)voir plus




{* *}