Chaque traduction est une interprétation. La psychanalyse, férue dans l'art de l'interprétation, peut-elle se risquer à la traduction ?
Le psychanalyste
Guy Massat s'allie à
Arthur Rivas, chercheur en langues orientales, pour proposer une autre lecture du Tao.
La langue chinoise ne peut pas être abordée d'une manière aussi rigide que les langues occidentales. Si ces dernières « aiment donner à chaque mot une identité précise qui ne change pas », la sémantique chinoise est plus subtile et attribue au mot Tao au moins cinq sens différents (selon le dictionnaire de Matteo Ricci, missionnaire jésuite italien du 16e siècle) : « : 1) route, chemin, voie à suivre. 2) Règles des actions. 3) Doctrine. 4) Prénom féminin et 5) Dire, parler ». Si c'est le sens de « voie » qui fut retenu à cette époque du 16e siècle « où il n'y avait qu'un seul Dieu et qu'un seul infini », la traduction de Massat & Rivas choisira quant à elle le sens de « voix » ; car Massat, lecteur rigoureux de
Lacan, n'a pas oublié l'anecdote suivante :
« En 1969,
Jacques Lacan, diplômé, entre autres, de l'Institut des langues orientales, contacta un érudit de Nankin,
François Cheng, […] pour des entretiens réguliers sur la pensée chinoise. Quand ils abordèrent les diverses interprétations étymologiques de Dao,
Lacan proposa « la voie c'est la voix ».
François Cheng approuva. »
Cette voix est celle du « Dire véritable ». Ce n'est pas seulement un jeu car en remplaçant la voie par la voix, on élargit le sens du Tao en offrant une nouvelle lecture qui permet de résoudre certaines obscurités des versions antérieures. « Cela permet de le différencier à la fois de sa dimension religieuse et de sa dimension ontologique. »
La topologie lacanienne trouve dans cette traduction une application poétique frappante. L'importance du vide créateur de toute chose, l'accueil heureux du manque comme aptitude au discernement et l'inconscient comme pouvoir suprême concourent à la béatitude de celui qui s'est fait l'imbécile heureux des autres. S'ouvre la voie de l'émergence de la Voix, du dire véritable. Et l'on comprend que les différentes traductions du Tao ne s'excluent pas mais se complètent, et qu'il serait dommage d'en négliger certaines simplement pour apaiser un certain besoin d'ordonnancement de la sémantique occidentale.