Quelle frustration quand les livres qu'on aime se terminent...
Pour moi, il filera toujours, par un 14 juillet radieux, sur cette bécane empruntée, dans un instant éternel, suspendu, faisant la nique au destin.
Grave heureux.
Anthony. ..
Quelle cruauté,
quand on sent que , derrière la dernière page refermée, se ferment aussi les portes de la chance.
Quel déchirement,
quand les défis s'étouffent comme des pétards mouillés dans l'indifférence et la routine.
Pourtant, ils avaient tant rêvé, tant déconné aussi: c'était si bon de ruer dans les brancards des vieux...
Eux, les fils, on ne les aurait pas. Ils ne seraient jamais comme leurs pères.
Les pères. Des alcoolos avachis, humiliés, depuis que s'était éteint pour toujours le rougeoiement des hauts-fourneaux qui leur faisait comme une aura.
La classe ouvrière n'ira pas au paradis.
Leur enfer, aux pères, c'est ici, à Heillanges, Lorraine, dans ce F4 miteux, même pas fini de payer, entre le vieux divan où ronronne la télé et le frigidaire plein de bières.
Ou alors leur enfer, c'est le regard que leur jettent leurs fils, à ces éternels étrangers, pas vraiment d'ici, plus vraiment d'ailleurs, naviguant entre Lorraine et Maroc, usés par le travail, discrédités par le chômage.
Des pères à l'aura perdue, des pères à l'autorité disparue.
Patrick, Malek..
Non, on ne leur ressemblera pas! On y va, à cette teuf de bourges, on la pique, et même deux fois plutot qu'une, la bécane du vieux, on les drague, les poulettes à queue-de-cheval, on les fume , ces péts' , et même on les deale, on n'a peur de rien, un jour on se tirera d'ici. On sera des caïds, on sera des héros.
Anthony, Hacine...
On s'encanaille avec les "cassos". Pas question d'attendre, comme nos mères, d''être veuves ou divorcées pour respirer enfin. On n'en veut pas de leur télé, de leur piscine. On s'encanaille avec ces bad boys, mais, passée la séance de mains dans la culotte, c'est la loose. On a tout compris du système, on a les codes, et puis le fric des parents, ça aide, on y met un grand coup à l'école, sur le tard, et on file, vers ces écoles de commerce qui sont le sésame- ouvre- toi de la réussite..
Steph', Clem...
Quel plaisir de vibrer, de sentir, de toucher, de trembler, de désirer, avec cette petite bande, disparate et libre, de chiens fous, qui échappent , un temps, au carcan de leur classe, dans ce grand charivari émotionnel et hormonal de l'adolescence où ils sont tous égaux!
Anthony, Hacine, Steph', Vanessa, le cousin, Clem'...
Quel régal de les entendre parler "djeun" (peut-être un peu moins "raccord" avec l'époque, leur tchatche a un goût d'aujourd'hui, me semble-t-il...ou alors ces petits lorrains des 90's étaient grave des précurseurs), de les voir prendre des poses blasées , pas dupes, - "Mais nan? - Sérieux?" - "Trop pas! " "Grave!", quand leur coeur bat la chamade..
Quelle joie de sentir , malgré la chape de plomb qui inexorablement retombe sur eux, l'immense tendresse, contagieuse, de l'auteur pour ses personnages!
Quelle admiration devant la mécanique impeccablement huilée du "suspense" qui jamais ne cède aux effets faciles, devant la construction impeccable, savante même qui orchestre avec maestria cette moderne tragédie du déterminisme social.
En quatre actes, six ans, quatre fêtes- et quatre chansons - B.O. résolument années 90!- autour d'une moto empruntée, volée, brûlée, remplacée,
Nicolas Mathieu avec un humour assez tendre et une lucidité un peu cruelle- ou est-ce un humour cruel et une lucidité tendre?- déroule, brillamment , cette chronique d'un échec annoncé.
Et nous on s'attache, on compatit, on rit, on tremble...
Un pur bonheur qu'on aimerait ne jamais voir finir.
- Tu te répètes, là. Tu vas pas t'en remettre, de l'avoir fini, ce bouquin..
- Trop pas!
- T'es grave mordue, alors?
- Grave!