Où et quand commence l’écriture ? Tourner et retourner, la question apparaît, selon l’humeur, essentielle ou naïve. Ne pouvant qu’échouer dans la localisation d’un point amont qui se dérobe, où prendraient leur source les mots, forçant la représentation à suggérer entre les lignes ce qui l’a précédée, s’égarant dans la quête de l’origine que rejette hors de son champ une enquête objective, cette naïveté questionneuse, aiguillonnée par le désir de percer les secrets d’une naissance, ne renonce pas de bon gré à sa curiosité ; à l’Origine, qui enracinait la poésie dans l’enthousiasme sacré, la transe pythique, elle substitut des commencements tout profanes, les griffonnages et balbutiements de l’enfant poète, et leurre son désir d’en deçà aux rédactions d’écolier de Rimbaud ou de Hugo, aux gentils poèmes que Mallarmé tourne pour l’anniversaire de ses parents.
(p.159)
Une étrangère s’est glissée dans mes paroles,
beau masque de dentelle avec, entre les mailles,
deux perles, plusieurs perles, larmes ou regards.
De la maison des rêves sans doute sortie,
elle m’a effleuré de sa robe en passant
- ou si cette soie noire était déjà sa peau, sa chevelure ? –
et déjà je la suis, parce que faible
et presque vieux, comme on poursuit un souvenir ;
mais je ne la rejoindrai pas plus que les autres
qu’on attend à la porte de la cour ou de la loge
dont le jour trop tôt revenu tourne la clef...
Je pense que je n’aurai pas dû la laisser
apparaître dans mon cœur ; mais n’est-il pas permis
de lui faire un peu de place, qu’elle approche
- on ne sait pas son nom, mais on boit son parfum,
son haleine et, si elle parle, son murmure –
et qu’à jamais inapprochée, elle s’éloigne
et passe, tant que s’éclairent encore les lanternes de papier
de l’acacia ?
Laissez-moi la laisser passer, l’avoir vue encore une fois,
puis je la quitterai sans qu’elle m’ait même aperçu,
je monterai les quelques marches fatiguées
et, rallumant la lampe, reprendrai la page
avec des mots plus pauvres et plus justes, si je puis.
De Philippe Jacottet