En exergue:
"Et vous vous êtes tous approchés de moi et avez dit: Nous enverrons des hommes devant nous, et ils reconnaîtront pour nous la terre , et ils nous feront un rapport sur le chemin par lequel nous devons monter et sur les villes où nous arriverons. Et cet avis me parut bon; et je pris douze hommes parmi vous, un par tribu".
Deutéronome
Dans un entretien,
Ayana Mathis dit avoir écrit ce roman en pensant à sa grand-mère qui, comme Hattie, a fait partie de la grande migration de 1910 à 1940.Plus d'un million d'Afro-Américains sont montés du Sud vers le Nord pour y trouver du travail. Cette grand-mère était une femme qu'elle qualifie de stoïque. Mystérieuse et complètement silencieuse.
Ayana Mathis a essayé d'imaginer ce qui se cachait derrière ce silence perturbant, à travers un très beau portrait de femme qui n'est pas linéaire, mais raconté de façon fragmentée à travers des bribes de vie de ses enfants, entre 1925 et 1980.
En arrivant à Philadelphie, la très jeune Hattie a eu l'impression de commencer à vivre. Elle n'a pas " vécu" comme elle l'aurait souhaité longtemps. Un faux pas avec un voisin dont elle est amoureuse, qui l'abandonne très vite, elle se retrouve avec des jumeaux , et un mari qui n'en est pas le père. L'hiver de Philadelphie aura raison des deux bébés , et la mort des jumeaux , dans le premier très beau chapitre, semble la glacer à jamais sur le plan affectif. Car des enfants, il faut déjà pouvoir les maintenir en vie..
C'est en tout cas ce qui sera ressenti par ses enfants , qui vont payer pour cela plus ou moins lourdement. le chapitre le plus déchirant est sans doute celui qui raconte la guerre de Franklin au Vietnam, mais toutes les histoires sont intéressantes et souvent très émouvantes.
Et les hommes dans tout cela? Et bien.. assez faibles, peut être, oui. Jamais méchants, bien au contraire. Dépassés ...
Hattie s'est vite aperçue que quitter un homme pour un autre n'allait pas lui apporter grand chose dans ce qu'elle recherchait, en fait, la sécurité pour elle et ses enfants. C'est une femme forte extérieurement, Hattie, mais pleine de failles, de désirs, de besoins et très vite consciente qu'ils ne seront pas comblés, ce qui l'aigrit encore davantage. Et ce que les enfants voient, c'est l'aigreur. La dureté de leur mère.
Dans les remerciements à la fin du livre,
Ayana Mathis parle bien sûr de l'influence de
Toni Morrison. Mais si on ne peut la nier, l'écriture d'
Ayana Mathis est beaucoup moins dense, moins chargée d'une rancune tout à fait légitime. du temps a passé..
C'est un portrait de femme qui appartient à la communauté afro-américaine, mais ce portrait a une valeur plus universelle.Un portrait de ces femmes qui n'ont eu aucun autre choix que de subir et de faire face. En l'acceptant, ou non, et le problème d'Hattie, c'est sa révolte , et que peut -elle en faire? Plus tard...
"Ils ne comprenaient pas que tout l'amour qu'elle avait en elle était accaparé par la nécessité de les nourrir, de les habiller et de les préparer à affronter le monde. le monde n'aurait pas d'amour à leur offrir; le monde ne serait pas gentil.
.....Elle n'était pas âgée au point de ne pas survivre à un nouveau sacrifice. Elle mit le bras autour de l'épaule de Sala et l'attira contre elle. Elle tapota le dos de sa petite-fille avec une certaine rudesse- elle était si peu habituée aux démonstrations de tendresse."
Un beau premier roman.