Ce livre des éditions genevoises Olizane, avant même d'être plaisant à lire, est plaisant à regarder, avec sa couverture zoomant sur un paysage maritime japonais, tiré de l'estampe "Le moine fou de la lune" de
Kitagawa Utamaro. Cela commence bien, et la suite impressionne par le travail colossal réalisé par le traducteur et auteur Jean-Marc Chouvanelle, que j'appellerai ici notre guide, par commodité.
Quitte à être un peu long en introduction, l'ouvrage resitue
Bashô dans la période d'Edo (l'ancienne Tôkyô, pour mémoire), puis son art du haïku dans l'histoire de la poésie japonaise, le waka. Cela va du recueil du Manyoshû au 7ème siècle, dominé par quelques figures masculines encore assez mal identifiées, aux illustres poétesses du temps de Heian (l'ancienne Kyôtô),
Murasaki Shikibu et
Sei Shonagon, puis à la révolution du haïku, expression elliptique d'un dépouillement ultime.
Notre guide prend ensuite quelque 40 pages pour nous plonger dans la biographie de
Bashô, le père du haïku. Ce jeune surdoué, né Matsuo Kinsaku, édite déjà une anthologie de ses courts poèmes en 1662, à l'âge de 19 ans. Fils de samouraï, il prend le nom de Matsuo Munefusa, mais renonce finalement à son clan pour devenir poète et gagner Kyôto. Après avoir continué de publier sous de nouveaux noms d'emprunt, il finit en 1680 par se fixer sur celui passé à la postérité, après que certains de ses disciples eurent décidé de planter sur sa propriété un bananier (bashô), plante nouvellement introduite au Japon. Son talent hors du commun lui conféra une aura remarquable auprès d'un foisonnement de disciples. En 1689,
Bashô entreprend avec quelques-uns d'entre eux un grand périple au travers du Honshû, de Edo jusqu'aux contrées du Tohokû en remontant la côte est, avant de rejoindre la côte ouest et la bourgade de Kisagata, puis de rentrer en longeant cette côte vers le sud et le Hokuriku, jusqu'à Ogaki, près de Nagoya.
Chacun des disciples littéraires de
Bashô est en outre présenté largement. Trop peut-être, au risque de quelques longueurs...
Puis vient le coeur de l'ouvrage, le récit de son voyage (Kikô) que
Bashô nous livre ici, ponctué de haïkus, finalement parcimonieux, mais cela ne gâche en rien le plaisir dès lors qu'on ne s'y trompe pas a priori : le présent ouvrage n'est pas un recueil de haïkus, ce n'est pas son objet. Si c'était ce que l'on cherchait, on ira voir avec grand bénéfice du côté de l'intégrale de ses haïkus chez Points Seuil. Une fois la carte du voyage présentée, on découvre donc le récit de chacune des étapes qu'en fait
Bashô. le texte est présenté en langue japonaise et traduit en français sur la page en vis-à-vis, ce qui est très appréciable quand on ambitionne une démarche d'apprentissage ou perfectionnement de la langue nippone. S'ensuit un commentaire, plus ou moins long, souvent long d'ailleurs, de notre guide pour nous aider à comprendre ce qu'a voulu dire
Bashô, en resituant le contexte évoqué, notamment les lieux et personnages cités et leur histoire. Il y déploie l'étendue de ses connaissances monumentales sur l'histoire ancienne du Japon, notamment politique, religieuse, culturelle. C'est souvent passionnant, le lecteur en apprend énormément, tant sur les jeux de pouvoir des daimyo et shôgun contemporains de cette époque, les Oda Nobunaga, Toyotomi Hideyoshi et la lignée des Tokugawa, unificateurs du pays, que sur l'influence considérable et séculaire des multiples sectes bouddhistes et shintoïstes sur la sphère politique. Dans une sorte de tour spirituel en 42 étapes,
Bashô nous fait visiter des lieux sacrés, temples et monastères, et partager la beauté simple de la nature, un pin maritime ou un saule étant sujet d'émerveillement.
Ce livre est précieux par sa forme, son originalité et l'immense somme d'informations qu'il apporte au lecteur. Il a les quelques défauts de ses qualités, dans la mesure où un tel déploiement érudit dans le commentaire atténue la portée du texte brut de
Bashô lui-même, qui passerait presque au second plan. L'ordonnancement des chapitres récit étape N – commentaire - récit étape N+1 – commentaire, etc…accentue cette impression d'un fil quelque peu discontinu. C'est un peu dommage. Mais en même temps, il sera facile de l'ouvrir sur une envie future à un chapitre du voyage et lire le commentaire qui s'ensuit, indépendamment du reste
La sente des contrées secrètes (Oku no hosomichi) est cependant un bel ouvrage, que je suis heureux de compter désormais dans ma bibliothèque déjà très japonaise. Pour cette découverte masse critique, je remercie vivement l'éditeur suisse Olizane, et bien sûr l'équipe de Babelio.