Un petit livre qui, mine de rien, créé un suspens insoutenable. Deux personnages diamétralement opposés dont les vies se déroulent en parallèle l'une de l'autre: rien de bien spécial à priori dans ces deux vies, rien de bien particulier ou de bien exemplaire, mais de façon à la fois subtile et légèrement incompréhensible, leur description laisse planer un mystère, un malaise, la sensation que quelque chose de terrible va arriver. Cela tient probablement au fait que les deux personnages sont les archétypes de la bonté, pour l'un, et de la cruauté, pour l'autre, et que l'histoire ne peut aboutir sans leur rencontre. Et c'est là que le roman fait travailler notre imagination, en élaborant toute une série de fins possibles, toutes aussi plausibles les unes que les autres, allant de situations on ne peut plus monstrueuses à celles - l'espoir fait vivre - dignes d'un 'happy end'. L'auteur a toutefois opté pour un final intermédiaire, plutôt inattendu et libérateur.
Commenter  J’apprécie         60
Mark et Karen Breakstone se marièrent un peu tard dans la vie. À presque quarante ans, Karen avait abandonné l’idée de trouver quelqu’un d’aussi bien que son père et se sentait gagnée par l’amertume quand elle pensait aux sept années passées avec son ancien prof d’arts plastiques après la fac. Pour tout dire, elle avait failli annuler le rendez-vous qu’on avait arrangé pour elle avec Mark parce que la seule grande qualité de ce dernier était son potentiel à devenir riche. L’amie de Karen, mariée depuis longtemps et enceinte pour la troisième fois, n’en avait pas mentionné d’autre. Ses amies parmi celles qui s’étaient mariées jeunes semblaient obsédées par le fait de ne jamais avoir pris en compte l’importance de l’argent dans leurs relations. Désormais plus avancées en âge, elles étaient préoccupées et perdaient le sommeil à force de s’interroger sur leur sécurité à long terme. Karen voulait surtout quelqu’un de beau. Elle aurait vécu comme un compromis intolérable d’avoir chaque jour à poser les yeux sur un visage laid et à s’inquiéter pour les futurs problèmes d’orthodontie de ses enfants. En fait, personne n’avait rencontré Mark. Les amies en question savaient qu’il avait une bonne situation, qu’il n’était pas de Manhattan, et Karen pouvait toujours interroger leurs maris qui, eux, connaissaient Mark, mais en ces temps d’avant les courriels et les SMS, les gens n’avaient guère le loisir de se lancer dans une enquête. Mark avait son numéro et s’il s’en servait, elle ne laisserait certainement pas son répondeur prendre l’appel. Il avait une voix plutôt agréable et paraissait nerveux, ce n’était donc pas un séducteur invétéré. Manquant d’enthousiasme, et après avoir reporté deux fois le rendez-vous, Karen finit par aller boire un verre avec Mark, une idée qui eût été alléchante si Karen n’avait pas insisté pour que la rencontre ait lieu un dimanche soir. Dans la pénombre du bar, Mark n’était pas sans charme ; il était quelconque, à la façon dont on dit d’une jeune fille qu’elle est quelconque. Il n’avait aucun trait distinctif et, dans le même temps, les éléments qui composaient son aspect général n’étaient pas assez harmonieux pour le rendre beau. Il possédait un visage joufflu, juvénile : un nez rond, des joues rondes, alors que son corps était mince, lui donnant l’apparence de ces gens qu’on remarque à peine.
Le secret le plus compliqué à garder, qui devait rester caché à jamais, était cette mélancolie dissimulée derrière son sourire. Heather savait qu'il lui fallait s’en détacher ou la remplacer par de la gratitude et, d’ailleurs, elle l’aurait fait avec joie si ça n’avait pas été si bon de se sentir triste. Son moment préféré de la journée était celui où elle déposait son téléphone sur la commode avant de s’endormir, quand elle écoutait la circulation et pensait à chaque klaxon solitaire, perdu, à tous ces adultes et leur empressement à atteindre leur destination respective.