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Critique de Presence


Mais la tentation était telle qu'elle finit par vaincre toute crainte.
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Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une adaptation en bande dessinée du roman L'Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886), Robert Louis Stevenson (1850-1894), réalisée par Lorenzo Mattotti, dessins et couleurs, avec l'aide de Jerry Kramsky pour le scénario. Elle comporte soixante-deux pages de BD. L'ouvrage commence par la dédicace de l'artiste à Alberto Breccia (1919-1993). Il se termine avec une postface illustrée, de six pages, écrites par Michel Archimbaud, et cinq pages d'esquisses.

L'ombre déformée et agrandie d'Edward Hyde se projette sur les murs des rues, alors qu'il court dans la nuit. Dans le même temps, Harry Jekyll se dit qu'il ne ressent qu'horreur, horreur pour ce terrible lien, avec cette espèce d'animal. Il les perdra. Ils sont pareils à des bêtes féroces, dans des labyrinthes toujours plus vastes. Alors que Hyde marche d'un bon pas avec sa canne, une jeune femme marche vivement sur le trottoir perpendiculaire, des pas innocents dans le brouillard, un corps plein d'énergie vitale dans un guet-apens. Elle arrive au coin et le corps massif de Hyde lui barre le chemin. Elle lui demande de la laisser passer, car son père ne va pas bien et elle doit aller chercher le docteur. L'autre en profite, voyant qu'on l'a envoyée toute seule. Il la saisit par les cheveux, et commence à lui asséner des coups avec sa canne, puis il la piétine. Des passants voient la scène et le reconnaissent pour un monstre. Hyde prend la fuite, pendant les gens entourent la jeune fille à terre, atterrés par ses blessures, faisant appeler un docteur. Enfin Hyde rejoint la demeure de Jekyll et il s'enferme dans son laboratoire, mais les bruits ont été entendus par Poole, le majordome de Jekyll. Il appelle le notaire Gabriel John Utterson en lui demandant de venir.

C'était un soir glacial et venteux de mars, avec un maigre croissant de Lune couché sur le dos, comme renversé par le vent dans une fuite de nuages effilochés et diaphanes. Utterson ne se rappelait pas avoir jamais vu ce quartier de la ville aussi désert. Mais à cet instant, il eut désiré le contraire. Jamais dans sa vie, il n'avait ressenti un aussi profond besoin de ses semblables, de les avoir visibles et tangibles autour de lui, car malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à se débarrasser d'un accablant pressentiment de malheur. le notaire arrive au domicile de Harry Jekyll et frappe à la porte. Poole lui ouvre et lui explique qu'il y a quelque chose qui ne va pas, qui ne tourne pas rond. Il pense qu'il y a eu un meurtre. Il prend le manteau d'Utterson et il le prie de le suivre. Ils sortent dans la cour et se rendent au bâtiment abritant le laboratoire du docteur. Poole frappe à la porte annonçant le notaire, et une voix à l'intérieur crie qu'il ne veut voir personne. Utterson trouve la voix du docteur changée. Poole renchérit qu'elle est plus que changée, qu'il n'a pas passé vingt ans dans cette maison pour ne pas savoir la reconnaître, et ce n'est pas celle de son maître. de même il lui demande d'écouter les pas qui se font entendre, et ce ne sont pas ceux de son maître. Utterson en convient : ils sont étrangement agiles et légers. La conclusion s'impose : monsieur Hyde fréquente encore cette maison.

Plusieurs choses ont pu attirer le lecteur : le plaisir de découvrir ce roman classique sous la forme d'une bande dessinée, ou le plaisir de découvrir une interprétation visuelle d'une histoire qui lui tient à coeur s'il la connaît déjà, ou encore un amour de la narration visuelle de l'artiste. Celui-ci a marqué le monde la bande dessinée, avec des ouvrages comme Feux (1985) & Murmure (1989), respectivement parus en 1984 et 1989, le second réalisé avec Jerry Kramsky (nom de plume de Fabrizio Ostani). Il a donc choisi d'adapter un célèbre roman avec l'aide d'un coscénariste. En fonction de sa familiarité avec l'oeuvre originale, le lecteur peut déceler quelques différences. le début commence avec Hyde, et non pas avec Utterson et Richard Enfield, suivi par un retour en arrière. Les auteurs rendent plus explicites les relations de Hyde avec les femmes, avec la mise en scène de plusieurs dont Frau Elda, et quelques prostituées. Il y a donc bien adaptation, et le résultat relève de la bande dessinée, et non pas du texte illustré, même s'ils ont conservé une partie du flux de pensée de Jekyll, dans des cartouches apposés dans certaines cases.

Dès la première page, le lecteur retrouve l'usage de couleurs vives par l'artiste, sa marque de fabrique depuis Feux. L'ombre de Hyde, d'un noir dense, est d'autant plus monstrueuse qu'elle contraste fortement avec un rouge intense ou un orange soutenu. Ces teintes vives peuvent se comprendre comme l'expression des émotions qui animent les individus vivant dans la cité, et les plus vives peuvent aussi s'envisager comme étant les émotions paroxystiques bouillonnant au sein d'Edward Hyde, des pulsions d'une force indicible, sans aucune retenue, nullement sublimées, animales. Il se souvient de la déclaration d'intention et du credo de l'artiste exprimé par le personnage d'Absinthe dans Feux. Les couleurs sont autant de feux dans le noir qui échauffent l'esprit, et cette nuit-là il passe de l'autre côté, dans une région où les choses sont comme on les sent. Absinthe avait tué pour défendre ses émotions et il était incapable de distinguer la raison de l'instinct. La nouvelle façon de voir les choses par Absinthe va provoquer la ruine de ses coéquipiers, et les couleurs le brûlent toujours plus. Dans cette adaptation, les couleurs remplissent la même fonction : elles constituent les signes des émotions, de ces forces de vie qui animent littéralement l'être humain. le lecteur peut voir les couleurs les plus vives comme le reflet de l'intensité terrible des émotions de Hyde. Il peut voir les couleurs un peu moins soutenues comme l'expression des émotions des autres personnages, la façon dont ils projettent leur ressenti sur ce qui les entourent, mais aussi l'émotion qui a animé un créateur pour réaliser une robe, un meuble, de la musique. le récit déborde alors d'émotions et de sensations.

L'histoire de ce docteur est bien connue et le lecteur peut retrouver dans cette adaptation les principales interprétations comme l'incarnation de la désinhibition de l'individu laissant libre cours à ses bas instincts, comme le sadisme, l'absence d'empathie, le refus de toute limite, de toute contrainte, la schizophrénie, la dépendance. Il retrouve également un récit éminemment moral, avec des caractéristiques manichéennes : au fur et à mesure qu'il cède à ses pulsions, l'apparence d'Edward Hyde devient plus bestiale, plus monstrueuse, plus laide. le mode de dessin atténue un peu cette dernière caractéristique car les personnages ne correspondent pas aux canons de la beauté, même la séductrice Frau Elda. Les représentations de l'être humain comportent des traces de formes géométriques, sans aller jusqu'au cubisme, et de surréalisme qui déforment discrètement les visages et les silhouettes. Les silhouettes peuvent devenir des formes ondulantes pour accompagner la grâce de la séduction, ou la vivacité d'une attaque physique. Les proportions du corps humains peuvent se trouver altérées, une tête avec une dimension exagérée et de petites mains, pour attirer l'attention sur un individu tout entier dans sa façon de voir les choses, et pas dans l'action ou la réalisation. Les perspectives sont faussées par moment pour attirer l'attention sur l'état d'esprit du personnage qui déforme sa perception de la réalité, qui voit son environnement au travers de ses émotions, et plus au travers d'une analyse rationnelle.

Dans cette adaptation, Edward Jekyll vole la vedette de chaque scène par sa silhouette fluide, ses expressions agressives, fourbes, sadiques, de jouissance, la noirceur de sa veste et de son pantalon qui semble ne laisser filtrer aucune émotion, et son visage blanc qui semble les absorber toutes. En l'observant, le lecteur voit un individu animé d'uniquement deux objectifs : satisfaire ses pulsions, et survivre. Il n'y a pas de plaisir dans son comportement, pas de tranquillité, ni même de réelle satisfaction si ce n'est dans l'instant quand il peut totalement se laisser aller à une pulsion. Par exemple, quand il frappe sans relâche la jeune fille allant chercher un docteur pour son père, quand il peut boire sans modération, danser sans retenue, se livrer à des pratiques sexuelles sadiques, frapper un infirme, tuer un chien, se jeter sur une femme pour une relation allant vers la dévoration, etc. C'est un individu qui est tout entier dans l'instant présent, son instinct lui permettant de fuir à temps, sans aucune velléité de construire, de se projeter dans l'avenir proche ou à plus long terme, dépourvu de toute forme d'empathie à l'exception de la perception du désir sexuel, et de la souffrance d'autrui. Jekyll commente que Hyde buvait, avec une avidité bestiale, à la souffrance des autres. Ses actes sont condamnés par la morale de la société dans laquelle il vit, ce qui apparaît dans les réactions des personnes qui le croisent, et dans les commentaires de Harry Jekyll très conscient de des crimes que commet son alter ego, et ni la satisfaction, ni la satiété ne lui sont accessibles.

L'auteur avec son coscénariste se livre à un véritable travail d'adaptation, aménageant quelques scènes, supprimant quelques personnages et intégrant d'autres non présents dans le roman. La narration graphique de l'artiste reste dans un registre expressionniste, adapté à la bande dessinée, au travers des formes et surtout de l'usage des couleurs. le récit reste ancré dans une forme moraliste, tout en exprimant les différentes interprétations possibles : sociale ou psychanalytique. L'hypocrisie sociale de la société victorienne, le dédoublement de la personnalité, les phases d'euphorie et d'abattement d'un toxicomane, l'absence de retenue ou de maîtrise de ses émotions qui ne sont plus que des pulsions.
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