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Critique de Presence


Ce tome comprend 4 histoires indépendantes, toutes illustrées par Lorenzo Mattotti. Il est initialement paru en 2005.

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- Après le déluge (scénario de Mattoti et Giandelli, textes de Giandelli, 24 pages) - Une femme doit prendre l'avion, mais la piste d'envol est envahi de crabes rouges. Elle patiente en réfléchissant à l'opération qu'elle doit subir à son retour. le vol est reporté au lendemain, elle sympathise avec un monsieur ayant acheté le même souvenir qu'elle pour offrir à sa femme.

Mattotti et Giandelli ont construit un récit intimiste, le lecteur ayant accès aux pensées intérieures de cette femme qui s'inquiète de son opération des ovaires, qui s'interroge sur sa relation avec son mari, et qui essaye de s'isoler du reste des passagers. Il apparaît qu'elle se trouve dans un état d'esprit entre mélancolie et déprime, appréhendant les retrouvailles avec son compagnon, affectée par la misère du monde telle qu'elle transparaît dans les journaux, éprouvant la sensation de bruits lointains évocateurs d'un monde baignant dans la haine et la destruction.

Son flux de pensée est rendu de manière très écrite, dans des paragraphes savamment composés et concis, à l'opposé d'une suite de bribes de phrases à demi-formulées. Sans l'alourdir, elles imposent un rythme posé à la lecture. le lecteur peut ainsi saisir les nuances de l'état d'esprit de cette femme. Il a également accès à ses sensations par le biais des images. La page d'ouverture est saisissante avec cette marée de crabes rouges, à l'apparence très étrangère à l'humanité, et à la couleur plus chaude que criarde. Pourtant le lecteur constate qu'ils peuvent agir comme une métaphore de la maladie nécessitant une opération clinique, image un peu brutale mais aussi rassurante car ils s'en vont aussi complètement qu'ils sont apparus soudainement.

Mattotti n'a rien perdu de sa capacité à créer des images mémorables et singulières, don qui avait mis en émoi le monde de la bande dessinée avec la parution de [[ASIN:220303887X Feux]] en 1984. Il a recours aux techniques de l'expressionisme en déformant la réalité pour la représenter avec la subjectivité du personnage. Son état d'esprit apparaît alors de manière visuelle, permettant au lecteur de ressentir ses émotions.

Mattotti a assimilé ces techniques, les a fait sienne, en les agrémentant d'un usage très personnel de la couleur. Dans quelques cases, il n'hésite pas à déformer les représentations jusqu'à aboutir à une composition abstraite. Seule sa juxtaposition avec les autres cases dans une séquence permet au lecteur de faire le lien avec l'objet ou le lieu représenté. Il y a là un usage spécifique de la bande dessinée qui permet à l'auteur de jouer sur les 2 tableaux : une composition à la fois abstraite, et à la fois figurative grâce au contexte dans lequel elle est placée.

Grâce à cette maestria picturale, le lecteur ressent l'évolution de l'état d'esprit de cette femme initialement désemparée et déprimée, souhaitant se mettre à l'écart du monde pour s'en protéger. À l'opposé d'un exposé psychologique théorique sur les 5 étapes du changement, il partage ce processus affectif, en totale empathie avec cette femme.

Avec cette nouvelle, Mattotti et Giandelli font ressentir au lecteur l'intimité de la charge émotionnelle qui pèse sur une femme inquiète, dont le moral subit l'impact d'une difficulté médicale, ce qui colore sa vision de son environnement. Ils montrent avec une grande sensibilité et une grande habilité l'évolution de son état d'esprit au cours de ces heures passées à l'aéroport dans l'attente de la reprise du trafic aérien, du retour au quotidien normal.

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- Portrait de l'amour (scénario de Mattoti et Ambrosi, textes d'Ambrosi, 2 pages) - Un artiste peintre prend conscience qu'il n'aime plus sa femme.

Franchement, une histoire de rupture racontée en 2 pages, à raison de 4 cases par page, ça ne mène pas loin. Ça tient plus du résumé expéditif que de la narration. L'avantage, c'est que ça se relit rapidement. En outre, il est difficile de croire que Mattotti ait eu besoin de l'aide d'Ambrosi pour écrire une phrase aussi stupide que "En se déshabillant, il essaya de perdre ses pensées dans son pull".

Pourtant, ces 8 cases racontent beaucoup plus de choses qu'il n'y paraît. Mattotti et Ambrosi manient le sous-entendu avec une maîtrise impressionnante, leur permettant de s'appuyer sur des éléments implicites apportés par le lecteur. Ce dernier imagine sans peine les grands de traits de la relation entretenue par l'artiste et son modèle. Les quelques phrases suffisent à comprendre à quel stade est arrivée leur relation.

Les 8 images dessinées et mises en couleurs par Mattotti expriment beaucoup de choses de la relation entre ce peintre et la femme qu'il aime, qui lui sert de modèle. le lecteur voit cette femme par les yeux de l'artiste. En contemplant les images, le lecteur associe l'évolution de leur relation au regard que l'artiste porte sur sa compagne, en quoi l'interprétation artistique qu'il en fait en la peignant transforme la vision qu'il en a.

En 4 pages, 8 cases et 20 phrases, les auteurs ont exposé la transformation qui accompagne le processus de création artistique, l'interprétation qu'il constitue. Ils ont donné à voir et à comprendre au lecteur l'évolution du regard que l'artiste porte sur sa compagne, et la transformation qui en découle. À nouveau les images crées par Mattotti amalgament des composantes descriptives et expressionnistes pour générer des sensations ineffables et singulières. Finalement ces 2 pages sont une leçon de concision et d'expressivité, ainsi qu'une belle analyse de l'évolution du sentiment amoureux, s'appuyant sur la nature du processus créatif.

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- Loin très loin (scénario et textes de Mattoti, 4 pages) - Un étrange paquet passe entre les mains de 4 individus pour lesquels l'expression "Loin, très loin" prend un sens aussi personnel que différent.

Chaque page se compose d'une illustration pleine page, et d'une ou deux courtes phrases en dessous. À nouveau Lorenzo Mattotti change de format pour mieux transcrire les émotions associées à sa nouvelle. Il est possible de ne lire que les phrases en bas de page, et d'avoir une idée assez juste du thème : des individus qui souhaitent être ailleurs, Mattotti effectuant une variation sur leurs mobiles qui différent.

Chaque personnage porte dans ses mains le même objet, métaphore visuelle de ce désir d'ailleurs. le lecteur prend alors le temps de s'immerger dans l'impression que dégage chacune de ces 4 images singulières, de constater en quoi elles transcrivent l'état d'esprit de l'individu, ce qu'elles racontent par elles mêmes, en quoi les 2 phrases apportent un éclairage sur la situation, comment une même couleur met en relation 2 surfaces sans autre lien.

Après ce bref moment de communion d'un état d'esprit avec ces 4 personnages, le lecteur constate avec surprise que Mattotti a à nouveau réussi à raconter une histoire, sur le désir d'un ailleurs, au travers d'une forme des plus singulières.

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- Lettres d'un temps éloigné (scénario de Mattotti, textes d'Ambrosi et Mattotti, 21 pages) - À bord d'un train futuriste, Ambra, une descendante d'un artiste fictif (Lucio Mazzotti), lui écrit une lettre pour lui décrire son présent, ce futur dans lequel il est mort.

Avec cette histoire, le lecteur retrouve un format plus traditionnel : un personnage central, un récit linéaire reposant sur le voyage, les déplacements en train. Ambra s'adresse à son aïeul en voyageant à bord d'un train, en apportant les bandes dessinées qu'il a réalisées à sa tante. Mattotti et Ambrosi s'amusent à anticiper quelques avancées technologiques, essentiellement liées à des modes de reproduction de sensation, élargissant les possibilités pédagogiques et de stimulation des sens. Il s'agit plus d'une épure d'anticipation que d'un exercice de prédiction à court terme.

Guidé par les images et le monologue intérieur de la narratrice, le lecteur effectue lui aussi ce voyage découvrant les paysages par les images, ainsi qu'une partie de ces lectures générées par ces nouvelles technologies. Les images peuvent être descriptives (le port où accoste le bateau d'Ambra), ou abstraites. Ainsi page 49, le lecteur contemple une composition géométrique, dans la dernière case en bas à droite. Il s'agit d'un trapèze orangé en milieu de case, bordé d'une bande rouge, puis de bandes entre gris et violet. Cette composition abstraite ne prend son sens que dans le cadre de la narration, par rapport aux images précédentes. Il s'agit de la trace du train vu de dessus, à grande vitesse, l'impression qu'il laisse sur la rétine.

Ce petit décalage dans un futur proche mais étranger produit un effet de distanciation chez le lecteur qui ressent le voyage plus comme un concept ou une abstraction, les réflexions d'Ambra comme une remise en question de modes de communication qui n'ont rien d'immuable. En l'observant, le lecteur s'interroge sur ses motivations, ce qui éveille sa curiosité, ce qui fait l'intérêt de ce mode de vie nomade, sur la nature des relations qu'elle peut entretenir avec d'autres êtres humains.

Ambra ne semble pas avoir de préoccupations d'ordre matériel (souci financier ou logistique). le lecteur se laisse alors porter par les images, retrouvant les sensations ou l'état d'esprit que génère un voyage en train, le paysage à la fois différent, bien présent, mais aussi évanescent, disparaissant au rythme de la progression du train, la rencontre avec un parent proche le temps de quelques heures, entre 2 trains.

Mattotti et Ambrosi s'amusent le temps d'une page à réaliser un facsimilé d'une bande dessinée de Lucio Mazzotti, très inspirée par Flash Gordon, semblant vouloir établir à quel point la bande dessinée a évolué, celles de Mattotti se situant plusieurs barreaux au dessus dans l'échelle de l'évolution de ce média. Ils génèrent ainsi un parallèle avec ce monde futuriste où les êtres humains ont des préoccupations plus élevées que celles de notre époque, tout en conservant les caractéristiques intangibles de la condition humaine.
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